Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. La troisième lettre présente le contraste, irréductible, semble-t-il, entre l’église en Occident et l’église en Russie Orthodoxe. Voici le début de la septième lettre. Les précédentes lettres se trouvent ici.
Septième lettre. Sur le Rhin
Le Rhin, mon Ami, c’est la Volga allemande. Au Rhin convient ce qualificatif: allemand, tout comme la Volga est «le fleuve russe». Ce n’est pas un hasard si les Allemands veulent tellement que le Rhin leur appartienne jusqu’à son embouchure. Les Allemands aiment chanter «Die Wacht am Rhein» [La garde au Rhin. N.d.T.]. Les Russes chantent partout «En bas, près de Matouchka-Volga».
Et malgré cela, il me semble que la Volga est un fleuve plus historique que le Rhin. C’est vrai que chez nous, c’est d’abord le Dniepr qui est le fleuve historique. En même temps, de nombreux éléments de notre histoire russe ne sont-ils pas lié à la Volga? Dès son cours supérieur résonnent les noms historiques : Iaroslav, Kostroma, Nijni-Novgorod. Mais après ce dernier, c’est comme si elle sortait de Russie, de l’antique Russie historique, là où de toutes nouvelles villes se sont installées, là où l’on entend des parlers de peuples différents. N’est-elle pas liée depuis longtemps à la région de la Volga, la culture russe? Et n’y demeure-t-elle pas liée? Et le Rhin, c’est le vrai fleuve historique allemand. C’est comme si auprès du Rhin, on s’enfonçait involontairement dans l’histoire de la nation germanique. Quand on parle du Rhin, on a envie de dire qu’il est gris. Quand on entend le mot «Rhin»,surgit à la conscience non seulement l’histoire du Moyen-Âge, mais l’histoire plus ancienne encore, celle des écrits de Jules César dans «La Guerre des Gaules».
Tu arrives à peine à Mayence, et tu sens que tu te trouve sur un sol historique très ancien. Berlin, la capitale allemande, n’est pas une ville historique. Alors que dans un lieu où vivent des gens depuis plus de mille ans, où s’écoula un pan d’histoire long et varié de la vie des hommes, tu éprouves toujours quelque chose de particulier. C’est pourquoi dans le Kremlin de Moscou tu ressens quelque chose de tout à fait différent de ce que tu éprouves sur la Place de Sénat à Petrograd. Les antiques villes allemandes ont une particularité très nette : elles contiennent un quartier appelé Altstadt [La vieille ville. N.d.T.]. Ici, l’urbanisme est très gênant. Les ruelles courbes au sol inégal sont rarement plus large que deux archines. Parfois, la galerie passe d’un côté de la ruelle à l’autre. Chez nous, on considère, pour une raison ou l’autre, les ruelles étroites comme une caractéristique de l’Orient. Les habitants de Petrograd hochent la tête en signe de réprobation envers Moscou, à cause des rues étroites de celle-ci. Sans parler de Moscou, même à Constantinople, je n’ai vu de ruelles aussi étroites qu’à Francfort, à Mayence ou à Cologne. J’ai vagabondé à Mayence pendant des heures dans ces ruelles parfois sombres, me rappelant des temps lointains. Et l’ancienne cathédrale de Mayence, c’est comme si on ne pouvait pas y accéder, tellement elle est encerclée par les immeubles! Des maison sont littéralement collées à la cathédrale. Le nivellement européen lutte contre tout ce qui est ancien et original. Les vieilles villes germaniques offrent une image extrêmement hétéroclite. C’est comme si on avait posé une image sur une autre, et qu’elle ne ressemble pas du tout à celle du dessous. D’une certaine façon, à travers l’image du dessus transparaissent les anciennes couleurs de celle du dessous. C’est précisément cette impression que donne Mayence au bord du Rhin. Sur les berges s’étirent de nouveaux immeubles, construits à la manière de boîtes. Ainsi donc, pour le logement humain, la culture européenne n’a pas créé d’autres formes architecturales que la boîte, soit posée au sol sur son côté le plus long, ou posée sur son petit côté de façon à s’élever verticalement. Ces sortes de boîtes regardent la figure massive de l’ancienne cathédrale flanquée de ses tours gothiques. Les boîtes sont peu intéressantes, évidemment, elles ne rappellent rien et ne font rêver à rien. Je voulais demeurer dans l’ancienne ville et j’ai essayé de m’installer dans l’une des étroites ruelles, dans une maison se rétrécissant au fur et à mesure qu’on en montait les étages. Je me retrouvai à l’étage le plus haut, qui consistait en tout et pour tout d’une seule petite chambre. Je me suis souvent étonné, mon Ami, de ce que la culture européenne souhaite imposer partout sur la terre, un seul et même modèle ennuyeux. Quand je pense que partout, par exemple à Alexandrie et au Caire, au pays des pharaons, on trouve des restaurants et des hôtels européens, cela m’exaspère et me déplaît.
La partie du Rhin entre Mayence et Cologne est la plus intéressante pour le voyageur. Tu pourras lire dans n’importe quel guide touristique la description des attractions que l’on y rencontre. Je vais plutôt Te faire part, mon Ami, de mes impressions et observations.
Avant tout, il s’avère que chez nous en Russie tout ne va pas aussi mal que ce qu’il est d’usage d’en penser ou dire. Chez les Allemands, le voyage sur le Rhin, par exemple, est incomparablement pis que nos voyages sur la Volga. Leurs bateaux à vapeurs ne valent rien à côté des nôtres sur la Volga. Et ils y entassent les passages sans aucunement en limiter le nombre. Nous bénéficions chez nous sur la Volga d’un luxe peut-être inutile ; les vapeurs, surtout les nouveaux sont de vrais palais flottants. La largesse de la nature russe se fait sentir. Ce qui est russe ne ressemble pas à ce qui est «précis à l’allemande». Bien sûr, la précision est une bonne chose, mais si la précision va se nicher dans la nature, ne peut-on alors parler d’une certaine limitation de la nature? On entre dans le bateau à vapeur sur le Rhin avec l’agréable sentiment que chez nous, c’est mieux. Mais le deuxième sentiment que vous éprouvez sur le Rhin, est le sentiment de jalousie nationaliste : le Rhin est beaucoup plus riche en beautés naturelles que notre Volga. De Mayence à Coblence, et même jusqu’à Bonn, il est difficile de détacher les yeux des rives du fleuve. Sur tout ce trajets, les rives sont élevées ; des montagnes entières avancent jusqu’au fleuve, parfois entrecoupées de falaises abruptes et pittoresques. Ce n’est pas un hasard s’il existe tant de contes mystérieux, comme celui à propos des falaises de la Lorelei! Parfois, les montagnes s’écartent un peu du fleuve et s’ouvre alors tout un panorama montagneux. A chaque courbe du fleuve apparaissent sans cesse de nouvelles beautés. L’âme habitée par un certain ressentiment, on se souvient des rives monotones de la Volga. Sur les Monts Jigouli seulement, nos souvenirs s’arrêtent avec joie. Nous avons donc, sur la Volga, un endroit pas plus mal que les vôtres! Mais la beauté particulière, historique, du Rhin, ce sont les châteaux qui la lui confèrent. Rares sont les sommets et les éperons rocheux qui sont pas ornés par un château moyenâgeux original. Leurs tours s’élèvent, et de leurs étroites et lointaines fenêtres sombres toute l’histoire complexe du Moyen-Âge te regarde! Certains châteaux sont restaurés, d’autres sont vides et à moitié en ruines. Tout cela est très beau et très original. Parfois, tu commence à imaginer cette époque où les bateaux-vapeur ne sillonnaient pas le Rhin, où les lignes de chemin de fer ne longeaient pas ses deux berges, où il n’y avait la fumée des locomotives. Les seigneurs féodaux vivaient dans ces châteaux fortifiés et ici sur le Rhin, tout vivait de sa propre vie… Elle est loin, cette époque… Aujourd’hui, les sommets rhénans et leurs châteaux servent juste de lieu de promenade pour les touristes oisifs et curieux. Chez nous, mon Ami, sur la Volga, on ne plonge pas dans des souvenirs et rêves historiques. Quand on longe de belles rives, se souvient-on de Stenka Razine? Nos beautés de la Volga et de la Kama ne sont pas couvertes de gloire historique. Jusqu’aujourd’hui, elles sont plutôt sauvages, désertes, originelles, particulièrement sur la Kama. Parfois, ça devient même sinistre. Cela signifie que si nous n’avons pas beaucoup de choses derrière nous, il y en a beaucoup qui nous attendent. Combien de travaux attendent le grand peuple russe s’il souhaite faire de sa terre natale une terre grande, une terre d’abondance! Tu es si vaste, si étendu, Pays Natal! Pauvre en apparence, mais riche en beautés intérieures de l’esprit! Pas de châteaux nichés en haut des falaises escarpées qui regarderaient le cours tranquille de notre fleuve russe. A ce cours tranquille conviennent les humbles hameaux et villages, avec leurs modestes maisons. Ils n’ont qu’un seul ornement, ces villages des humbles tribus slaves:les églises de Dieu et leur clocher se mirent dans le fleuve russe.
Voilà, mon Ami, depuis mon enfance, c’est l’image que j’ai de ma terre natale, sur les rives de l’Oka. Tu sors de chez nous, à Lipitsy, et tu montes sur la colline derrière le village, et tu vois la vallée de l’Oka, jusque quarante verstes au loin. On distingue seulement les maison de notre village et celles des villages voisins, plus loin, on ne discerne plus que les églises de Dieu : l’église rouge de Techilovo, les églises blanches de Loujki, de pouchino et de Toultchino, et à l’horizon, suspendus dans la brume, les clochers de Kachira… Si tu venais à la maison à Pâques, tu irais à la rivière. Sur plusieurs verstes, elle déborde, inondant toute la plaine. Et tu entendrais sur l’eau, venant de tous les côtés, les sonneries des cloches à la gloire du Christ ressuscité : les sons proviennent de notre rive, côté Toula, et de l’autre rive, côté Moscou, comme si les deux églises, les deux éparchies fusionnaient en une hymne triomphale. Le soleil printanier resplendit, vibrant et tendre, des ruisseaux boueux courent bruyamment au creux des fossés. Les freux se dandinent avec importance. On dirait que toute la terre s’éveille et commence à respirer. L’herbe reverdit déjà. La nature s’éveille et l’humble peuple célèbre la fête de la Résurrection. Il arrive qu’on entende la rivière porter le son des cloches pascales, comme une vague de vie nouvelle qui se déverse dans l’âme. Les larmes montent aux yeux. Longtemps, en silence, on demeure là, envoûté…
Souviens-toi, mon cher, de cette image de notre patrie; ce n’est pas injurieux que de concevoir que les rives de nos fleuves russes sont plus modestes que celles du fleuve allemand. Mais sur les berges de ce fleuve, on n’entend pas les sonneries pascales, seulement le sifflement des bateaux-vapeur. Et s’il en est ainsi, que Dieu soit avec eux, avec leurs châteaux, leurs montagnes et leurs falaises! Les humbles rivières de notre terre natale sont plus douces à mon cœur! (A suivre)
Traduit du russe