Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. La troisième lettre présente le contraste, irréductible, semble-t-il, entre l’église en Occident et l’église en Russie Orthodoxe. Voici la fin de la sixième lettre. Les précédentes lettres se trouvent ici.
Sur ces entrefaites, des représentants du Gouvernement de Serbie et des militaires étaient arrivés dans la cathédrale. Les ministres se tenaient au premier rang, du côté droit. Je me souviens de la silhouette impressionnante et du visage intelligent de Pachitcha. Le corps diplomatique était rassemblé derrière le chœur de gauche, tout un mélange de tribus, de costumes variés! La haute taille de l’ambassadeur austro-hongrois Forgatch le singularisait au milieu de tout le corps diplomatique. Il portait un uniforme médiéval hongrois ourlé de fourrure. Alors qu’il faisait chaud dehors. Qui donc oblige les gens à se martyriser en portant en été des vêtements chauds, et plutôt saugrenus!Dans les premières années de ma jeunesse, j’aimais lire des récits de voyages. Je me souviens être tombé sur une narration de la vie à Zanzibar, sous les tropiques d’Afrique. On y décrivait un repas du consul anglais. La chaleur était tropicale, insupportable. Hélas! Les hôtes devaient porter des sous-vêtements amidonnés et le frac de drap épais. Je me rappelle ces mots du poète : «Les coutumes sont les despotes parmi les hommes». On s’habitue aux habitudes, mais il me semble que le vieux malin de sept mille ans tire les ficelles aux milieu des gens de ce monde. Parfois, j’ai l’impression que le malin, en torturant les gens au moyen de convenances, de vêtements, etc, se moque simplement de ses fidèles esclaves.
Les Serbes envoyaient des regards hostiles à l’ambassadeur autrichien. Le lendemain, on pouvait lire dans les journaux : hier, à la sortie de la cathédrale, nous avons aperçu la silhouette orgueilleuse de Monsieur Forgatch qui toisait avec arrogances les Serbes qui s’étaient rassemblés en ce lieu. On entendit des piques à son adresse. Soudain je vis une chose incroyable : une bande de Turcs entra dans la cathédrale. Les six hauts-fonctionnaires de l’ambassade de Turquie, coiffés de leurs fèz firent leur apparition et allèrent se placer au milieu des autres diplomates. Évidemment, cela ne se fait pas, autoriser des non-chrétiens à se tenir dans une église! La liturgie des fidèles avait commencé et des hérétiques et des non-croyants se trouvaient dans la cathédrale! Les Turcs se tenaient comme des statues sous leurs fez. Bientôt, nous entendîmes de la musique venant de la rue, une fanfare militaire. Entra alors Petar, Roi de Serbie. Comme tout le monde, le Roi alla vénérer l’icône et se rendit à sa place, tout devant, du côté droit. Les ministres et les diplomates inclinèrent la tête. Le roi était arrivé accompagné de l’héritier, Georges, et de notre Princesse Héléna Petrovna. Le roi avait l’air plus très jeune, et comme fatigué. Et le premier héritier du trône de Serbie donnait une impression relativement étrange. Il se tenait comme planté, l’air martial, un peu à l’écart du roi, et il ne se signa pas même une fois. Il me semblait qu’il sortait tout droit d’une scène de l’histoire de Serbie.
A la fin de la liturgie, le Métropolite Dimitri adressa un discours de bienvenue au roi, discours qu’hélas je ne compris pas, puisqu’il fut prononcé en serbe. Un molieben fut célébré et la sortie solennelle de la cathédrale, se déroula en procession.
Je T’ai déjà dit, mon Ami, que Belgrade fait peu penser à une capitale. Mais dans la cathédrale, on sentait que c’était tout de même une capitale, mais d’un petit État. Les ministres d’un côté, le corps diplomatique d’un autre; dans une ville de province, on ne procède pas de la sorte. Et le monde officiel est, essentiellement, uniforme! Partout domine le modèle européen, qui dépersonnalise tout ce qui est original, historique, national. Tu admettras, mon Ami, que la Rus’ du XVIIe siècle était plus intéressante, originale, que notre Russie officielle contemporaine. Maintenant, les gens affichent un visage comme stéréotypé, tous rasés de près, coiffés de la même façon, portant les mêmes vêtements monotones liés à leur rang. Parfois, j’aime rêver, quand j’entre dans la Cathédrale de la Dormition à Moscou… rêver du passé, comment s’assemblaient les boyards, comment le Tsar Alexis Mikhaïlovitch entrait et allait se placer près de la colonne de gauche, car près de celui de droite se tenait le bogatyr, le Patriarche Nikon, le «grand seigneur» et «ami particulier» du Tsar, son «père et intercesseur». Alors, tout était original, créé selon l’esprit du peuple. Et bien sûr, les Turcs coiffés du fez, n’étaient pas autorisés à entrer. Alors, on n’autorisait pas les Allemands à entrer au cœur de Moscou, on les installait au-delà de Moscou, dans un faubourg réservé aux Allemands. Pierre se fit leur ami, les invita au Kremlin, et ils transformèrent la vie russe, à la mode européenne. Et tout cela, pas vraiment pour un mieux! La vie du peuple m’a toujours semblé, mon Ami, plus intéressante, originale, plus libre, moins soumise à des stéréotypes communs.
Ce jour-là, je pus observer un peu le peuple serbe. Les jours de fête des membres de la dynastie, des réjouissances nationales populaires sont organisées à Toptchider, non loin de Belgrade. Toptchider est un parc, qui par endroit devient forêt. Dans ce parc se rassemblent les citadins, mais surtout les villageois et les villageoises. La fête nationale serbe est très différente de la fête nationale russe. Une multitude de gens se rassemble, tout le parc est rempli. La première chose qui me sauta aux yeux fut que cette foule ne comptait pas de gens ivres. Alors que des fêtes nationales russes sans gens ivres ou à la conduite scandaleuse, sont impensables.
Les gens se réjouissaient en groupes séparés. Un groupe de fêtards embaucha des musiciens, qui étaient présents en nombre, il en prit trois ou quatre et les emmena jouer à l’un ou l’autre endroit sous les arbres, dans une clairière, et les gens dansaient au son de la musique. Ensuite, il se retiraient de côté, sur de petites chaises où il s’asseyaient pour boire un gobelet de bière. Évidemment, il ne s’agit pas d’une boisson slave, mais bien allemande, mais ils ont conquis l’Europe entière. Les Allemands eux-mêmes boivent de la bière du matin au soir. Je les ai même vu donner de la bière à des enfants de quatre ou cinq ans. Malgré toute l’hostilité des Serbes vis-à-vis des Allemands, ils se sont approprié la bière de ces derniers et l’engloutissent avec diligence. Dans cette fête populaire serbe, je fus frappé, mon Ami, par leur merveilleuse modestie, la décence générale, et même, leur calme. Pas de cris désordonnés, pas de laides chansons paillardes. On entend seulement cette musique sans prétention. La plupart des gens se promènent dans le parc. Notre peuple, quant à lui, ne se promène pas comme nous le faisons, «pour respirer l’air frais», pour contempler «les merveilles de la nature». Le verbe «promener» a même acquis chez nous une connotation négative. De ce mot ont été dérivés «faire la noce», «être déréglé», «bambocheur», etc. Mais voilà, chez les Serbes, j’ai vu, du moins en ce jour de la fête onomastique du Roi de Serbie, un peuple se promenant. Et il était impossible de ne pas remarquer le vêtement national, particulièrement chez les femmes. Chez nous, le costume national a été conçu artificiellement, non par les représentants du peuple, mais par ceux de l’intelligentsia. Ainsi, les villageois, et surtout les villageoise, se hâtent lors de toute fête, d’ôter leur tenue villageoise et de se vêtir à la mode citadine, afin de ressembler sinon aux messieurs et dames de la ville, du moins à leurs femmes de chambre. Chez les Serbes, le peuple voue un grand respect au costume traditionnel. Lors des grandes fêtes, les gens des villages environnants viennent, revêtus de leurs costumes traditionnels. Je ne te décrirai pas, mon Ami, le costume traditionnel serbe. Je ne suis pas spécialiste en cette matière, et je ne connais pas les noms des différents attributs. En cette matière, mon âme manque tout à fait de la moindre féminité. Je me rappelle seulement que les femmes serbes portent des bijoux particuliers faits de pièces d’or et d’argent. Et ces pièces sont très nombreuses. Attachées les unes aux autres, elles pendent de leur tête aux épaules. Des Serbes m’ont expliqué que ces ornements viennent de leurs parents et ancêtres ; ils passent de génération en génération, ainsi, parmi ces pièces, il en est de très anciennes, qui ont une grande valeur numismatique.
Le roi est arrivé à Toptchider avant la soirée. Il était vêtu avec simplicité, portait une veste blanche et voyageait dans une calèche ouverte. Pendant un certain temps, le roi parcourut le parc, au milieu des promeneurs et du peuple en fête. Le roi s’unit très simplement avec son peuple. Cette fête populaire serbe me plut énormément. On sentait l’âme slave du peuple, douce, modeste, sérieuse et chaste. Le peuple serbe vivait comme entre deux mondes qui lui étaient hostiles. D’une part le monde teutonique qui ne pouvait supporter l’autonomie slave, et de l’autre le monde turc fanatique et musulman. On est agréablement surpris par le fait que malgré leur lutte séculaire contre les Turcs et les Teutons, les Serbes non seulement préservèrent leur autonomie, leur dimension nationale, mais étaient prêts à mourir plutôt que perdre celles-ci.
Chez nous, avant la guerre qui se déroule actuellement, nombreux étaient ceux qui étaient gênés d’avoir eu le malheur de naître d’un père et d’une mère russes. Les Serbes n’avaient pas honte de leur nationalité, et s’étaient déjà auparavant dressés dans une lutte inégale contre leurs ennemis séculaires, les Allemands, pour mourir ou demeurer serbes. Chez nous, on dirait que l’idée nationale a grandi du fait de la guerre. Pour les Serbes, au contraire, la guerre elle-même est une conséquence de leur idée nationale toujours vivante. Rappelle-toi, mon Ami, cette hymne du peuple serbe combattant pour préserver son identité nationale!
Celui qui aime son pays natal,
Celui qui est serbe dans l’âme,
Qu’il se hâte, l’épée à la main,
Vers le champ de bataille! Au combat!
Aujourd’hui, les frontières serbes et turques ne se touchent plus. L’ennemi a été chassé ; celui dont les Serbes chantaient :
«Pendant cinq siècles, nous fûmes en esclavage.
Nous avons supporté la lourde oppression.»
Il reste encore un ennemi, non seulement ennemi du peuple serbe, mais de tout le monde slave. Cet ennemi périra, il sera humilié par les peuples d’Europe, alors le monde slave respirera avec légèreté et liberté. Lors de la fête onomastique du Roi de Serbie, j’ai senti que le monde slave occidental est encore vivant et tient fermement à son identité nationale et à son autonomie. (A suivre)
Traduit du russe.