Le texte ci-dessous a été publié le 10 mai 2018 sur le site Pravoslavie.ru. Il est dû au Père Viktor Lenok, et présente un épisode jusqu’ici inconnu de la vie du Saint Hiéromartyr, l’Archevêque Hilarion (Troïtski). Cet épisode illustre le poids douloureux de la vie quotidienne de tous ceux qui, en Russie à partir de 1917, luttèrent pour la survie de l’Orthodoxie au fil de circonstances épouvantables, et il dépeint aussi un saint portant cette pesante croix.
Lorsqu’au printemps 1917 s’abattit sur la Russie une vague sans précédent de critiques de ses structures sociales et religieuses, les homélies des clercs étaient très souvent interprétées à travers un prisme exagérément politisé. Il en advint ainsi d’un prêche du Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski), qui était à l’époque archimandrite et professeur à l’Académie de Théologie de Moscou.
Au début de l’année 1919, l’Archimandrite Hilarion prêchait assez régulièrement dans les paroisses et les monastères moscovites. Dans l’une des églises du Monastère de l’Ascension, celle de l’atelier du monastère, dans son homélie, qui ne contenait aucun appel de type politique, l’Archimandrite Hilarion évoqua les anciens partis des sadducéens et des pharisiens, et rappela que «pour être bienheureux, l’homme devait vivre selon les lois divines et combattre le péché». Le rappel de ce contexte biblique, et l’appel à vivre selon les lois établies par Dieu incitèrent des ouvriers acquis à l’esprit révolutionnaire à écrire… une lettre dénonçant l’Archimandrite Hilarion. La dénonciation des ouvriers de cette usine entraîna une procédure pénale. Le 10 mars 1919, l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) fut arrêté.Les matériaux de cette instruction judiciaire n’ont à ce jour pas été pris en compte par les chercheurs travaillant à la biographie du Saint Hiéromartyr Hilarion, très probablement parce que le libellé du dossier 10035 du Fonds des Archives gouvernementales de la Fédération de Russie, contenant l’instruction de l’affaire P-34970, est entaché d’une erreur dans le prénom et le patronyme du Saint Hiéromartyr: au lieu de «Vladimir Alekseevitch», celui-ci est appelé «Arseni Sergueevitch».
Ces matériaux contiennent non seulement la réaction controversée des ouvriers-révolutionnaires à l’homélie du Saint Hiéromartyr Hilarion, mais aussi l’éclatante apologie de l’Orthodoxie que le Néo-martyr prononça lors de l’interrogatoire et rédigea personnellement. Des témoignages furent recueillis après avoir pris connaissance du contenu de la dénonciation par les ouvriers, mais les organes judiciaires soviétiques n’en firent usage à aucun moment par la suite. Au début, la déposition de l’Archimandrite Hilarion est consignée par un tiers, vraisemblablement, l’un des enquêteurs, mais celui-ci fait preuve d’un illettrisme tel que par la suite l’inculpé rédigea lui-même toutes ses déclarations. Selon ce qui ressort des explications écrites du Saint Hiéromartyr Hilarion, le président du conseil local des travailleurs lui aurait déclaré que les homélies ne pouvaient contenir de contexte politique, ce à quoi répondit le Saint Hiéromartyr Hilarion:«Mais je ne me soucie en rien de la politique! Je ne parlerai que de notre Seigneur Jésus Christ… J’ai prononcé deux homélies à caractère purement religieux. Aucun mot ne faisait référence aux autorités, à leurs agissements, et encore moins à la situation de l’État. J’ai parlé uniquement de l’âme de l’homme». Dans son homélie, Hilarion (Troïtski) évoqua les anciens partis, très répandus parmi les Juifs à l’époque du ministère du Christ: «Chez les Juifs, il existait deux partis dont parle l’Évangile: les sadducéens et les pharisiens. Les sadducéens ne croyaient pas en la vie à venir et s’attachaient au seul biens terrestres. C’est à ce parti qu’appartenaient les grands-prêtres juifs qui considéraient le peuple avec mépris et l’offensaient. Ce furent eux qui firent du temple un lieu de commerce et de lucre. Le Seigneur, dans ses propos réprimandait sévèrement ces gens, et ils le haïssaient à l’extrême. Les pharisien étaient des croyants qui souvent tombaient dans l’hypocrisie. Il en est aussi parmi nous:parfois les croyants prient, observent le jeûne, mais à l’intérieur d’eux-mêmes, ils restent méchants et agissent sans cœur vis-à-vis de leur prochain. Ainsi, chez les pharisiens, la foi se réduisait complètement aux apparences. Et les pharisiens n’attendaient pas de la part de notre Seigneur un royaume céleste, mais l’établissement d’un glorieux royaume terrestre. Mais le Christ répétait aux gens que Son Règne n’était pas de ce monde et que toutes les choses terrestres n’étaient que futilités par comparaison au Règne Céleste, qui naît et croît dans l’âme de l’homme. Les prêches du Christ ne plaisaient pas non plus à ces croyants très attachés aux intérêts terrestres; ils en étaient déçus».
L’ignorance de la Sainte Écriture et l’illettrisme des auditeurs conduisirent certains d’entre eux, particulièrement les travailleurs-communistes, à périphraser les propos du Saint Hiéromartyr Hilarion et d’interpréter le récit au sujet des sadducéens et des pharisiens comme un discours au sujet des… blancs et des rouges;en d’autres termes, ils y voyaient un contexte politique. «De ce passage, Morozov extrait une sélection incohérente et tout à fait contradictoire de termes, donnant ainsi à mon propos une nuance qu’il n’avait pas du tout… ce qui ne fait que témoigner de son inculture et de son parti-pris».
Une autre homélie du Saint Hiéromartyr Hilarion fut interprétée par les «camarades» de façon fort étrange, ce qui provoqua l’étonnement de l’Archimandrite Hilarion lorsqu’il prit connaissance de la déposition des ouvriers:«Les extraits de mon autre homélie, mentionnés dans les dépositions de Nesterov, Fiodorovski et Bogomolov s’avèrent forts curieux».
Cette homélie abordait le thème de la vie juste de l’homme qui accomplit la loi divine, proposant un exemple intéressant en vue d’illustrer une vie contraire aux commandements de Dieu : «Admettons qu’un ingénieur construise une voiture. Tant que la voiture fonctionne comme l’a voulu l’ingénieur, elle fonctionne avec succès. Mais imaginez que soudain, les roues de la machine disent:nous ne voulons plus tourner comme l’a décidé l’ingénieur, mais chacune comme nous le voulons. Qu’adviendra-t-il ? La machine se brisera et deviendra inutile. Il en va de même dans la vie spirituelle. Tant que les gens vivent selon la loi de Dieu, leur âme abritera paix et joie. Mais si les gens commencent à enfreindre la loi de Dieu, toute leur vie spirituelle en sera bouleversée et leur âme sera le théâtre d’un véritable enfer».
Les propos du Saint Martyr Hilarion suscitèrent les protestations parmi les travailleurs, dont trois adressèrent une dénonciation aux organes judiciaires : «Tous les trois déforment mes phrases, chacun de façon particulière, et y ajoute ses propres propos». Examinant les extraits choisis par les travailleurs, le Saint Hiéromartyr Hilarion s’étonne : «Mais qu’est-ce donc que cela? De l’ignorance profonde ou de la malice? Mais que que ce puisse être, je souffre alors que je suis innocent, je souffre de cette enquête car je suis à la tête d’une institution d’enseignement supérieur (l’Académie de Théologie de Moscou)».
Hilarion Troïtski nia avec force tout sous-entendu politique dans ses homélies, et il précise:«La politique m’est un domaine étranger et inconnu. Mon domaine est celui de la science t de la religion. Et voici que moi, qui me suis occupé toute ma vie de religion et de science, je suis arrêté pour être jugé par une cellule villageoise de communistes de province et de membres d’un détachement agro-alimentaire. J’avais cette fois plus de mille auditeurs prêts à témoigner de ce que mes homélies ne contenaient rien qui fût politique. Pour y trouver une dimension politique, il faut être myope et de mauvaise foi». Il demanda également que l’on mette fin à sa détention afin de reprendre son service et ses obligations personnelles.
Grâce à la déposition de l’Archimandrite Hilarion en réaction aux accusations portées contre lui, le juge de service, S. Koch, chargé d’instruire l’affaire, ne trouva aucune trace «de crime de protestation contre-révolutionnaire de la part de l’Archimandrite Hilarion, mit fin à sa réclusion, et lui remit une ‘obligation de comparaître’ dès la première injonction, à Moscou». L’enquête fut clôturée par le libellé suivant:« établissement d’une surveillance du citoyen Troïtski… à envoyer, dès la première tentative d’agitation contre les autorités soviétiques, à la Commission Moscovite extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage».
L’apologie brillante rédigée par le Saint Hiéromartyr Hilarion nous offre la possibilité non seulement de constater la profondeur de son savoir, mais aussi de voir de quel caractère fort et volontaire il faisait preuve».
L’Archimandrite Hilarion passa trois mois à la prison de Boutyrka, à Moscou, mais il considéra que ce temps passé dans un cachot fut extrêmement productif:«Tout d’abord, je vis bien; je me suis tout à fait adapté à l’endroit, comme il convient. Ma santé s’est même améliorée et j’ai grossi. Physiquement, je me sens très bien. Pour renforcer ma circulation sanguine, j’ai commencé à aller travailler au pompage de l’eau dans les sous-sols… Je me nourris pour l’instant très bien. Le temps s’écoule sans que je m’en rende compte. C’est fâcheux que je lise les livres si lentement. La vie s’écoule, mesurée, correcte. Si tout cela se déroulait quelque part dans un bel environnement naturel, ce serait un véritable sanatorium». Le Saint Hiéromartyr Hilarion donne une image très optimiste de l’époque de son premier séjour en prison. Ignorant tout du sort de l’Archimandrite Hilarion, les professeures de l’Académie de Théologie de Moscou adressèrent une requête à la Commission extraordinaire du Gouvernorat de Moscou, sollicitant la libération de l’archimandrite de la prison de Boutyrka, se portant garants pour lui. Dans leur missive, les professeur de l’Académie firent référence à ce que « à ce jour, il n’a adhéré à aucun parti ou organisation politique, et n’a participé à aucune action contre-révolutionnaire, et nous sommes convaincu qu’il ne se permettra à l’avenir aucune démarche allant contre les autorités soviétiques». La lettre était signée par les professeurs de l’Académie de Théologie de Moscou Anatoli Orlov, Sergueï Glagoliev, Paul Florenski, Ivan Popov, Bartholomée Ranov et Dimitri Lebedev. Tous furent fusillés après avoir subi la répression.
Traduit du russe
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