Le soir du 20 octobre/02 novembre 1995, vers 20h 30 le Métropolite Ioann de Saint-Pétersbourg et Ladoga décédait subitement d’un infarctus, à l’âge de 68 ans, dans un des vestibules de l’Hôtel Septentrional, sur l’Île Petrogradski, à Saint-Pétersbourg, s’y étant rendu par obligation, afin y rencontrer, pour défendre les intérêts de l’Église, le maire de la ville, qui avait refusé de le recevoir pendant deux ans. Nous célébrons donc le vingt-quatrième anniversaire de la natalice du saint Vladika Ioann dont de nombreux Russes attendent la glorification officielle. Le texte ci-dessous a été publié le premier novembre 2017 sur le site Russkaia Narodnaia Linia. Il s’agit de souvenirs de l’Archimandrite Pacôme (Tregoulov), ‘assistant’ de Vladika Ioann et Supérieur du Monastère de la Sainte-Trinité de Zelenets, situé à une centaine de kilomètres à l’Est de Saint-Pétersbourg.

Vladika reçut de Dieu le don de simplicité. Celle-ci se manifestait en tout, dans son mode de vie, dans sa nourriture, dans ses relations, qui jamais ne firent place à la familiarité, avec qui que ce fût. Il était en effet archevêque. Sa résidence de Métropolite ressemblait à un musée, mais Vladika ne s’en rendait pas compte du tout, se sentant à l’aise dans tous les environnements. Il y avait emmené son ancien lit métallique. Il vivait modestement. Ni son transfert dans l’ancienne capitale, ni son ordination épiscopale ne se reflétaient en son comportement. Il avait toujours été un homme simple et il le demeurait, tout en répondant aux exigences élevées du rang de métropolite, en ayant la main ferme que requiert la direction d’une éparchie. Il ne craignait rien ni personne. Il prenait ses décisions en fonction des canons et de la pieuse Tradition de l’Église.

Vladika Ioann

Vladika s’inquiétait énormément pour la Russie, qu’il appelait «Matouchka-Rus’». Nombreux ceux auxquels il ouvrit les yeux sur les problèmes que l’on connaissait, mais dont on n’osait parler que dans les cuisines et les couloirs. Vladika les évoquait haut et fort, et cela porta ses fruits. Dans le pays, il avait des ennemis, et des bienfaiteurs. Certains l’accusaient, d’autres soutenaient ses idées, ses pensées, sa vision. Vladika disait la vérité qui sortait de son cœur.
L’année de notre rencontre, Vladika m’offrit son livre d’homélies, portant cette dédicace «A mon cher fils spirituel». Je fut son fils spirituel pendant cinq ans. On m’appelait secrétaire, assistant de cellule, assistant juridique, selon ce qui plaisait à chacun. Mais assistant de cellule au sens strict du terme, je ne le fus pas. Il existait entre nous, si je peux me permettre, une amitié spirituelle. Il m’aimait beaucoup, comme un fils. Je ne sais d’où cela venait. Au début, cela me plut beaucoup, ensuite je pris conscience de la responsabilité et du sérieux qui m’incombaient dans cette relation.
Vladika modifia fortement ma vie, mais de façon ordonnée. Je fais ici référence à ma tonsure monastique et à la responsabilité de supérieur qui me fut confiée. Lorsque nous fîmes connaissance, j’étais diacre-célibataire, et avant cela, novice au Monastère de la Laure des Grottes de Pskov, où je devais retourner. Nous nous rencontrâmes à Schlisselbourg, où je célébrais à l’époque. L’amour de la pêche nous rapprocha, et nous avons beaucoup conversé.
Un jour que Vladika était alité à la clinique, j’étais l’hypodiacre de garde. Une nuit, Vladika me demanda:
– «Père, tu te prépares à l’habit monastique?» Ces paroles m’étonnèrent car les startsy de Pskov m’avaient béni pour être diacre célibataire.
– «Vladika, mais je ne suis pas prêt!»
– «Tu vas recevoir la tonsure, tu deviendras hiéromoine et recteur de l’église de la Résurrection. Tu sais prononcer une homélie?»
– «Comment le saurais-je? Je ne sais pas, je n’en ai jamais prononcée!».
«Tu apprendras, voilà tout. Cela ne sert à rien de discuter. C’était un ordre d’En-Haut. Je ne te demanderai pas de le faire»
Impossible de protester.
«Bénissez, Vladika.»
Et ainsi, il avait modifié mon destin. Dès ce jour, nos relations devinrent plus rapprochées. J’acceptais cela naturellement. A la Laure, j’avais été habitué à ce genre de situation. Mais avec le temps, apprenant à connaître la vie du Métropolite, je compris : Vladika était un starets. En lui se combinaient la simplicité monastique, la sagesse épiscopale et une grande grâce pastorale. C’était un homme étonnant. Parfois, il semblait naïf comme un petit enfant. Mais c’était un homme éduqué ; il avait un diplôme de docteur en histoire de l’Église. J’étais surpris par son écriture, l’écriture illisible et symbolique des érudits. Si on l’observait de près, on ne parvenait pas à lire. Il m’est arrivé d’essayer de la reproduire…

Souvent je regardais comment Vladika travaillait. Quand il était malade, il ne pouvait s’asseoir à table; il écrivait au lit. Il utilisait pour cela une planchette spéciale. A ses côtés s’élevait une pile de documents, et sur une table basse, il déposait ceux qu’il avait traités. C’était extraordinairement intéressant de l’observer. Pendant que l’homme travaille; quelque chose de mystérieux se produit. Et quel homme il était, un archevêque! Quand on entend ce mot, on s’imagine quelqu’un de majestueux, d’inaccessible. Et ici, on voyait un humble vieillard. Et on l’appelait «grand-père». Ce sobriquet lui était venu en héritage du Métropolite Manuel, qu’on appelait secrètement ainsi dans les lettres, dans les conversations.

Vladika Manuel avec le jeune Vladika Ioann

Il était constamment malade. Chaque matin et chaque soir, il fallait changer ses bandages. Regarder ses jambes, c’était effrayant. Sous le genoux, elles étaient tout simplement bleues. Pour permettre à Vladika de se déplacer on lui plaçait un bandage serré. Pour la nuit, on enlevait les bandages, et on nettoyait ses blessures. Chaque soir. J’observai tout cela pendant des années. Régulièrement les bandages irritaient la peau, et des plaies se formaient. Et comme il était diabétique, la cicatrisation des plaies prenait très longtemps. Si on ne savait rien de tout cela, il avait l’air d’un homme qui se déplaçait lentement à cause de son âge. Chaque pas semblait pénible. La souffrance qu’il endura, nul ne la connaît. Et il endurait tout, et malgré cela il aimait les gens. Il était intéressant de voir comment il se conduisait, à la maison, et dans toute l’éparchie. Parfois, j’étais confondu, troublé, j’avais l’impression de ne pas avoir compris. Il est étonnant que Vladika écoute et suive mon opinion. Quand il s’agissait de l’une ou l’autre transgression, il me semblait que le coupable devait être puni avec toute la sévérité des canons et des règles apostoliques. Alors, il me disait:«Père, lis l’Évangile. L’arbre qui ne porte pas de fruits, on l’arrose, on aère le sol à son pied. Il faut faire preuve de miséricorde envers tout le monde. Il faut attendre. Punir, c’est toujours possible plus tard». Il vivait et œuvrait par l’amour. Les uns l’appréciaient, les autres se moquaient de lui, ne le comprenaient pas, pensant qu’il était un bienheureux sur son nuage. D’aucuns le comprenaient et l’appréciaient énormément. D’autres le haïssaient ouvertement. Il aimait répéter : «La piété ne s’obtient pas par la force». Il voulait dire qu’il ne faut jamais obliger l’homme à plaire à Dieu. Mais quand quelqu’un avait manifestement fait une chose contre son propre salut et celui d’autrui, Vladika prenait calmement des mesures sérieuses et sévères. Il était un véritable pasteur, un homme de sainte vie. Il souffrait, était malade, et il plaisait à Dieu par sa patience et parce qu’il ne murmurait en rien.
Vladika surveillait constamment les mouvements de son âme. Il tint son journal pendant de nombreuses années, y notant les événements de la journée écoulée. Sentant sa fin approcher, il se mit à relire tous ses journaux. Il revivait toute sa vie, évaluait une dernière fois ses pensées, ses actes, ses démarches.
Quand le Père Kyrill (Natchis), confesseur de l’éparchie, vint le confesser, tous nous sentîmes que Vladika se préparait. «Le Seigneur appelle». Après cela, il vécut encore deux ans. Je lui lisais ses journaux à haute voix. Il était précis, scrupuleux, dirais-je. Il ne décrivait pas seulement les événements de la vie, mais aussi les mouvements de son âme, et s’observait avec sévérité. Il écrivit son journal jusqu’au dernier jour. Le soir, après la prière, il écrivait, se limitant parfois à quelques lignes. Il se jugeait avec sérieux et sévérité. Il disait la vérité. La franchise et l’honnêteté de ses vues se manifestaient déjà dans son livre au sujet du Métropolite Manuel (Lemechevski). Il me demanda de lui lire ses journaux afin de vérifier s’il avait pensé et réfléchi avec justesse. Ces écrits m’ouvrirent les yeux sur beaucoup de choses. Je devins plus sobre. Avant, je voyais tout en rose. Mais ce savoir me renforça, en foi et en vérité. La Providence de Dieu concernant l’homme et Son Église se fit plus évidente. Tout vit selon cette parole du Seigneur : «… J’édifierai mon Église. Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle...» Qu’est-ce qui demeurerait fermé à la vérité de la vie ? Tout homme est menteur. Quel qu’il soit, quel qu’il se nomme. Tous nous sommes les héritiers du péché d’Adam. Et nous y ajoutons les nôtres.
Chaque fois que je me rendis devant la tombe de Vladika, j’y trouvai beaucoup de monde. C’est à peine si en pleine nuit, je parvenais à y être seul. Cela en dit long. Car cela fait des années, maintenant, mais les gens continuent à venir et à revenir près de Vladika. Il a ordonné beaucoup de monde, diacres ou prêtres, et cela suscita une énorme vague. Avant il était difficile d’être ordonné, mais en ces années, la situation évolua. Grâce à cela, notre éparchie a pu compter parmi ses rangs une foule de gens remarquables.

Au Saint Vladika Ioann,
Éternelle Mémoire !

Traduit du russe
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