Voici la deuxième partie de la traduction d’un texte publié sur le site Pravoslavie.ru le 9 octobre 2017. Il propose plusieurs extraits d’un livre non encore publié, d’Alexis Solonitsine. illustrant ce que fut l’enfance du célèbre Métropolite de Saint-Pétersbourg et  Ladoga, Vladika Ioann (Snytchev), aujourd’hui vénéré par de nombreux russes comme un véritable saint de notre temps. Son corps repose dans un des cimetières de la Laure de la Trinité – Saint Alexandre Nevski à Saint-Pétersbourg. La première partie du texte se trouve ici.

Une autre fois qu’ils conversaient à deux, Vladika expliqua qu’il était important d’apprendre à réfléchir. Il enseigna à son élève à s’observer intérieurement.
Je suis entré à l’institut d’enseignement technique industriel, raconta l’Hypodiacre Ioann à son maître. Mais il ne put y rester, souffrant de nouveau de la faim. Dur à vivre.
Je retournai à Sorotchinsk et y passai le reste de l’année, jusqu’à ce que je fus appelé à l’armée. J’y allai et là, de nouvelles épreuves commencèrent. Je commencerai par dire que jamais, nulle part, je n’ai dissimulé ma foi. Ivan apprit rapidement à se lever avant tout le monde. Il priait et ensuite, faisait sa promenade matinale autour de la caserne. Ce fut immédiatement remarqué et rapporté au commandant du quartier. Mais le commandant avait fait la guerre, et il savait qu’avant les combats, ils étaient nombreux à prier. Les uns silencieusement, les autres à voix haute. C’est pourquoi on fit preuve de condescendance envers le jeune soldat. Qu’il prie donc. Il était discipliné et servait normalement. Seulement, voilà que pendant le Carême de la Saint Philippe, le soldat Snytchev ne mangea que du pain et ne bu que du thé sucré. On le dénonça une fois encore. Certains décidèrent qu’il essayait de se rendre malade, afin d’être déclaré physiquement inapte. On envoya Ioann en observation dans le quartier médical. Il fut reçu par le médecin, une femme décidée et sévère. Il est vrai que les médecins sont supposés être sévères, particulièrement les femmes. Mais celle-là était irritable jusqu’à la méchanceté quand elle surprenait le moindre signe de désobéissance. Et voilà que tombe entre ses mains un simple soldat qui pense et agit selon ses règles, et croit en Dieu, ce qui est une absurdité et une attitude de sauvage…
– Et alors, Snytchev, tu ne veut pas continuer ton service à l’armée?
– Comment ça? Je comprends que je dois accomplir mon devoir. Et je ne veux pas abandonner mon service.
– Mais pourquoi ne manges-tu rien ?
– Mais nous sommes en Carême.
– C’est quoi ça, le carême?
Elle s’agaçait, fixant furieusement Ivan à travers ses petites lunettes cerclées de métal. Le regard de ses yeux bleus transperça Ivan. Et elle ajouta :
– un poste [en russe, carême se dit ‘post’, et la doctoresse joue alors sur les mots N.d.T.] est une garde protégeant les objets militaires, voilà ce qu’est un poste.
– Ce que vous dites est parfaitement exact. Mais il existe aussi une garde protégeant l’âme. Ai-je dérangé quelqu’un en ne mangeant pas de grandes quantités ?
– Évidemment, tu déranges. Tu es un véritable parfait saboteur. Parce que tu ne veux pas servir la Patrie. Tu veux devenir malade pour qu’on te renvoie à la maison. Concrètement, tu endommages ta santé volontairement. Sais-tu ce qu’on faisait au front, avec ceux qui agissaient comme toi?
Des nodules déformaient ses joues, ses cheveux bouclés étaient mal peignés, elle était maigre, osseuse. Tout son aspect extérieur disait que c’était elle qui avait besoin de soins plutôt qu’Ivan.
– Au front, je n’y suis jamais allé, mais je sais comment on punit les traîtres. Mais je souhaite vous dire que le Carême ne rend jamais malade. Le Carême ne fait que renforcer l’âme. Et donc le corps aussi.
– Quoi, tu imagines qu’en plus tu vas me faire la leçon?
– Mais enfin, non. Et je dois tout de même vous avouer que je souffre de maux de ventre. Pour cela, il est utile que de temps en temps, je diminue la quantité de nourriture.

Vladika Ioann

Il répondait calmement à ses questions, et elle devenait de plus en plus furieuse et grimaçait sarcastiquement. Après, elle se mit à écrire dans son cahier, fronçant les sourcils avec colère. Son front était marqué de rides formant un triangle dont la pointe touchait la racine de son nez, où reposaient ses petites lunettes. Elle trempait souvent sa plume dans un encrier de verre. La plume grinçait, parfois même de petites gouttes d’encre en étaient expulsées.
– Ainsi, tu t’es fabriqué une âme. Nous ne soignerons pas ton âme, car elle n’existe pas. Nous allons soigner ton cerveau, Snytchev Ivan. Dit-elle. Tu te souviendras de moi, tu verras.
En cela, elle ne se trompait pas. Pendant qu’on emmenait jusqu’à la gare le groupe de malades dont il faisait partie, et qu’on les installait ensuite dans le train, il se demandait pourquoi cette doctoresse fut tellement furieuse. Où ils étaient emmenés, et pourquoi, personne ne le savait. Mais lorsqu’en cours de route l’un d’eux eut une crise d’épilepsie, il commença à deviner la nature de leur destination. L’accompagnateur dit seulement qu’ils allaient à Oufa. Il y avait là un bon hôpital. Ivan devinait ce que signifiait un «bon hôpital». Et effectivement, à quelques kilomètres de Oufa se trouvait une institution psychiatrique.
On les introduisit dans une immense pièce où étaient alignés au moins une cinquantaine de lits de camp. L’un d’eux lui était destiné. «Seigneur, sauve-moi, protège-moi», pria-t-il. «Asile de fous!», telle était la conclusion écrite par la doctoresse. «Voilà donc ce dont elle me menaçait!». Il observa les malades qui se trouvaient à proximité de sa couchette. Était-ce le quartier des violents? Alors, il y aurait de quoi devenir réellement fou. Celui qui était allongé sur la couchette voisine se releva et s’assit, observant Ivan.
– Saluons-nous, le nouveau. Dis-le tout de suite, on t’écoute, tu n’es pas violent?
– Mais enfin, vous alors!
– Pourquoi ils t’ont envoyé ici?
– Parfois, je me le demande.
– Tout le monde dit ça. Ne demande rien à personne; chacun te dira qu’il est normal. Et qu’il a atterri ici par erreur.
– Et en fait?
– Et en fait, tout le monde est malade. Juste la tête qui tourne un peu de travers.
– Et pourquoi tous les autres restent couchés ici?
– Le plus souvent, il sont assis, pas couchés. Mais toi, d’après ce qu’on peut voir, on ne t’a pas fourré ici à cause d’une maladie. Je ne te poserai pas de question. Tu raconteras si tu veux.
Ce voisin de salle avait toute sa raison, et Ivan comprit que cette salle, gloire à Dieu, n’était pas celle des violents. Mais il décida tout de même de s’en assurer.
– Tu as peur? Ajouta le voisin. Les violents sont cloîtrés à part. Ici, il en a de toutes les sortes… Moi, par exemple, je suis ici parce que je crois en Dieu. Et je refuse d’abandonner ma foi.
– Pas possible! Se réjouit Ivan. En voilà une joie! Voilà comment le Seigneur arrange les choses! Gloire à Toi, Seigneur. Et Ivan se signa.
– Surtout pas ça! Je t’ai dit qu’ici il y a toutes sortes de gens. En aucun cas il ne faut montrer sa foi. Il est écrit : «Il ne faut pas donner des perles aux pourceaux» (Mat.7,6).
– Et «ne donnez pas ce qui est saint aux chiens », je connais. Mais c’est tout de même étonnant. Il reste tellement peu de croyants aujourd’hui. Et voilà que vous êtes juste à côté…
– Qu’y a-t-il d’étonnant? Si tu es vraiment croyant, tu sais que le Seigneur ne t’abandonnera pas en tôle. Allons, je vais te montrer ce qu’il y a dans ce manoir. Combien de jours et de nuits tu vas passer ici, nul ne le sait.
Il emmena Ivan dans la cour de l’institution. Derrière les buissons se trouvait un banc. Avant de s’y asseoir, il se pencha et déplaça une pierre sous le banc. Il avait aménagé une cachette.
– Tu ne fumes pas ? Chapeau. Et bien moi, c’est à la guerre que j’ai commencé, et je ne parviens pas à m’en déshabituer. Et je ne le veux pas, j’avoue. On a une bonne gardienne ici. Anastasia, elle s’appelle. Elle me fournit du tabac.
Dans la cachette, il y avait des morceaux de journaux coupés en rectangles, et du tabac. Il était passé maître dans le roulage des cigarettes. Vania raconta à son nouveau voisin de chambrée l’histoire de la malicieuse doctoresse qui l’avait envoyé là.

Oufa : l’église de la Sainte Trinité, au 19e siècle

– Ils haïssent notre foi, voilà le problème, Ivan, expliqua le voisin (que nous nommerons Vassili). Et ainsi, elle a inventé que tu étais cinglé et qu’il fallait te soigner. Pour eux, c’est simple. Mais si ici, ils voient que tout fonctionne normalement chez toi, ils ne te garderont pas longtemps. Comme tu ne présentes pas de danger, c’est coûteux de te garder, il faut te nourrir, t’habiller, te fournir un lit et des draps. Et puis, ils font parfois des tests, ici. Anastasia me protège. Cela fait des jours qu’ils auraient dû me renvoyer.
La gardienne Anastasia était croyante, elle aussi. Elle eut tôt fait d’apprendre la vérité au sujet de Vania, pourquoi il s’était retrouvé dans cette clinique. Un jour, Vania décida de lui demander :
– Anastasia, à Oufa, il doit tout de même rester au moins une église?
– Et comment. Elle se trouve au bord de la ville.
Elle s’arrêta à côté du lit d’Ivan, interrompant son nettoyage du sol. Elle le regarda, attendant qu’il en dise plus. Déjà, elle savait qu’Ivan priait matin et soir, se cachant la tête sous la couverture afin de se dissimuler aux regards inquisiteurs.
– Une grande fête arrive, Anastasia.
– Eh oui, je le sais. Et alors?
– Comme on pourrait bien prier, toi et moi dans l’église, Anastasia. Ivan chuchotait. Quelle joie ce serait, non…?
Anastasia sourit tristement, doucement.
– Eh oui, comme ce serait bien, petit Vania. Si on demande au superviseur, il refusera. Le règlement l’interdit. Et c’est impossible d’enfreindre le règlement.
Vania soupira lourdement à son tour.
– C’est une grande fête, Anastasia. La Sainte Trinité, c’est bel et bien la naissance de notre Église, mon batiouchka l’a expliqué. Si nous allions pour la première liturgie, nous serions de retour pour le déjeuner… Alors?
Anastasia trempa la serpillière dans le seau d’eau, se releva, attendant que l’eau ait imprégné le tissu.
– Je parlerai au superviseur. Ne désespère pas, il n’a pas un cœur de pierre. Il pourrait accepter. Attends mon signal. En tous cas, je te prépare des vêtements dès maintenant.
Le superviseur, c’est-à-dire le médecin en chef de la clinique, Anastasia le connaissait bien. C’était la première fois qu’elle lui demandait de permettre à un malade de sortir sous sa stricte seule responsabilité. Et elle expliqua pourquoi elle présentait cette requête. C’eût été difficile de l’éconduire. Le médecin en chef avait aussi été au front, comme la doctoresse au long nez qui avait envoyé Vania à l’asile. Mais son âme n’en sortit pas aigrie, que du contraire, elle en devint meilleure, plus tendre. Il avait vu trop de morts, il savait trop bien qu’il est important pour l’âme de s’accrocher à quelque chose, et de croire. Alors, l’âme pouvait guérir. Comme justement cet Ivan Snytchev et ceux qui sont ‘malades’ sur papier. Ceux-là, il fallait juste les garder pour leur faire peur… Et après un temps, les renvoyer. En pratique, c’était ça…
– C’est bon, allez-y. Seulement…
Anastasia voulut embrasser sa main, mais il la repoussa sévèrement.

Oufa, tramway dans les années 1940′

Ivan et Anastasia quittèrent la clinique à l’aube. Cette clinique se trouvait au milieu des champs. Il fallait marcher plusieurs kilomètres pour rejoindre l’arrêt du tramway. Et ensuite, aller de l’autre côté de la ville. Et là, dans le cimetière sur la berge élevée de la Rivière Blanche, s’élevait l’église, petite, avec une seule coupole, miraculeuse rescapée. A Oufa, les bolcheviques commettaient des atrocités, et encore, le clergé protégeait les blancs, les propriétaires et les autres ennemis du pouvoir soviétique. Les ‘popes’ étaient fusillés directement dans les églises, tous ceux qui tombaient sous l’ardente main prolétarienne. Après, ils détruisirent les églises elles-mêmes. Ils tiraient dessus au canon. Derrière eux, ils laissaient des ruines et du sang.
Et voilà cette petite église, blanche, frêle, intacte. La Toute Pure et Immaculée la protégea. Ses murs et ensuite sa petite coupole émergèrent progressivement des lambeaux de brouillards qui rampaient sur l’eau de la rivière. Un petit rayon de soleil fit scintiller la croix sur la coupole, et soudain, la vue s’ouvrit sur l’église toute entière, menue, tendre, mais en même temps, ferme et indestructible. Des foulards blancs se hâtent vers ses portes. Signes de croix à l’entrée. Certains se tiennent à genoux, d’autres font des grandes métanies. Tu vis, Tu vis, Forteresse inébranlable, Joie de tous les affligés, sous Ta Protection Bénie Tu nous sauvegardes, on ne peut énumérer tous les noms, A Toi sont donnés les peuples orthodoxes.
Anastasia et Ivan se sont agenouillés à leur tour, ils se signent. Dans l’église flotte un parfum d’été, d’herbes, de fleurs. De longues et fines branches de bouleau sont dressées de chaque côté des deux chœurs, le sol est parsemé de verdure, et de chaque côté des Portes Royales, dans des vases, de luxuriantes pivoines, des rouges, des blanches, et des roses. Par la suite, elles seront nombreuses les églises grandioses et majestueuses, grandes et petites, où pria Ivan, où il s’adressa au Seigneur et à la Très Sainte Mère de Dieu, mais c’est de cette petite église dont il se souvenait tout particulièrement. Peut-être parce que sont âme était écrasée par la souffrance? Peut-être parce que ce fut un jour tellement spécial ? Après la joie revinrent les tentations, de nouveau les inquiétudes et les épreuves. Oui, c’est ainsi. Sur le chemin du retour, le tramway sortit de ses rails et s’arrêta définitivement. Il fallut marcher, traverser la ville. Et à ce moment de la journée, il n’y avait plus de tramway qui allait vers la clinique. De nouveau marcher, alors que le soir allait déjà tomber. Tout cela parce qu’on n’avait pas voulu sortir de l’église immédiatement après la Liturgie. Et puis aussi, ces femmes avec lesquelles on avait fait connaissance et qui invitèrent à partager leur repas. Juste là, pas loin de l’église, elles avaient étendu une nappe sur l’herbe et y avaient étalé tout ce qu’elles avaient emmené. On avait l’âme joyeuse. C’était bien. Quand on eut terminé, on rendit grâce au Seigneur. Alors seulement, on entama le chemin du retour. Qui aurait pu imaginer que le tramway aurait un accident? Et dire qu’on avait fermement promis d’être de retour pour le souper. A la clinique, ils ne savaient que faire. Ils voulaient même dénoncer à la milice la fuite d’un fou accompagné d’une femme de ménage. Le médecin en chef éleva la voix devant les plus zélés et ordonna d’attendre. Et finalement, les «fuyards» apparurent, haletants, en sueur. Les derniers kilomètres, ils avaient couru, afin d’être rentrés à tout le moins avant qu’il fasse nuit. Anastasia expliqua ce qui s’était passé. Le médecin en chef écouta patiemment, et fronça les sourcils.
– Et encore bien que vous ne soyez pas tombés sous le tramway!
Et il partit en agitant les bras en l’air.
Toute sa vie, Vladika se souvint d’Anastasia. Elle était du genre de ces babouchkas qui apprirent à Vania la lecture en slavon à l’église et prirent soin de lui, comme Fevroniouchka, comme la folle-en-Christ Pachenka, auprès desquelles il fut envoyé par sa babouchka, à Sorotchinsk. En un mot, le genre de ceux et celles qui, malgré les persécutions cruelles, les massacres des fidèles et les exécutions du clergé par fusillades, préservèrent la foi orthodoxe, la sortirent du creuset des souffrances et sauvèrent le peuple russe. Au front, leurs fils et leurs frères affrontaient et vainquaient, les armes en mains, l’ennemi pernicieux, dans une lutte cruelle sans précédent. Et elles, les Fevroniouchka, Pachenka et Anastasiouchka, ici, à l’arrière, par leurs prières au Christ Sauveur, à Sa Mère Toute Pure et Toute Bénie, imploraient la vie sauve pour leurs fils. Et quand ceux-ci venaient à tomber, les babouchkas au blanc foulard, savaient prier pour leur Patrie, piédestal de la Très Sainte Mère de Dieu Elle-même, Sa Demeure, que l’on nomme la Sainte Rus’. Et elles imploraient pour les steppes d’Orenbourg, les vastes espaces de la plaine de la Volga, les forêts de l’Oural et de Sibérie, avec leurs inestimables richesses, que le Seigneur donna à cette terre que l’on nomme Russie.
Et la Russie vainquit, et ressuscita, comme le Christ se levant du tombeau le troisième jour et montrant au monde qu’il n’y a pas de mort, mais qu’il y a la vie éternelle vers laquelle il faut avancer, vainquant même l’aiguillon de la mort. Voilà les grandes vérités que comprit Ivan Snytchev, le gamin au cheveux blonds comme les blés, l’adolescent pur que la Divine Providence et les efforts des babouchkas russes amenèrent jusqu’au Starets Manuel. A la foi populaire, qui vivait déjà dans l’âme d’Ivan, s’ajouta une foi réfléchie, élevée, unie à l’amour du Livre et de la sagesse des Saints Pères.
Traduit du russe
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