Voici la traduction d’un texte publié sur le site Pravoslavie.ru le 9 octobre 2017. Il propose quelques tableaux illustrant ce que fut l’enfance du célèbre Métropolite de Saint-Pétersbourg et de Ladoga, Vladika Ioann (Snytchev)1, aujourd’hui vénéré par de très nombreux russes comme un véritable saint de notre époque. Son corps repose dans un des cimetières de la Laure Saint Alexandre Nevski à Saint-Pétersbourg. Il a laissé de nombreux écrits remarquables, dont son journal.
Alexis Solonitsine :
«Le 9 octobre de cette année, il y aura 90 ans que naquit le Métropolite Ioann (Snytchev) de Saint-Pétersbourg et Ladoga. Il servit trente années à Samara et cinq à Saint-Pétersbourg. Vladika est vénéré dans la Russie toute entière. Je possède un livre non-encore publié à son sujet ainsi qu’à propos de son père spirituel, le Métropolite Manuel (Lemechevski), rédigé sur base de rencontres et de l’héritage spirituel des deux métropolites. Je vous propose un chapitre de ce livre». La pensée de la Providence Divine dans la vie humaine est une pensée grandiose et digne de l’homme. Le souci du salut de l’âme est un souci grandiose, digne de l’homme. L’attente de la mort est une attente des plus grandioses, digne de l’homme »
Le Saint Évêque Nicolas (Velimirovitch) de Serbie
Vania fut sauvé pour la première fois le 9 octobre 1927. Il était mort-né. Ce ne fut pas en vain que Matthieu et Matrone prièrent pour leur fiston ; les parents étaient croyants. Et la vie se mit à couler dans le petit corps nouveau-né, tel le souffle du vent dans la petite pousse verte qui pointe hors de terre. Et bien vite elle prend des forces, se tourne vers le bon soleil, et poussent les premières timides brindilles, et sur celle-ci, des feuilles. Vania fut le quatrième garçon de la famille. Il y en aura un cinquième. Il n’était pas simple de nourrir pareille famille, surtout lors des années de sécheresse et de maigres récoltes. Pour échapper à la famine, la famille ira s’installer chez des parents, en Ukraine, et puis elle se retrouva à Sorotchinsk, dans l’Oblast d’Orenbourg.Comme on le sait, toute la vie, la mémoire conserve les souvenirs d’enfances. Nous en proposons les plus marquants ; Vania les raconta à son père spirituel auquel il fut entièrement dévoué. La faim poussait le gamin dans les champs, où il pouvait glaner les épis oubliés. Quand il avait de la chance, il parvenait à attraper un souslik. Ce n’était pas facile, le petit animal gigotait pour s’échapper. Et puis, il fallait déjà parvenir à l’approcher. Mais Kolia, le copain de Vania, était un petit rusé. Il ramassait une poignée d’épillets, les fourrait sous le monticule au sommet duquel débouchait la galerie du souslik, il y préparait un nœud dont la corde était reliée à un bâton. Il suffisait de tirer sur le bâton pour que le nœud se resserre, et le souslik était pris. La viande de souslik est comestible. Elle peut même sembler bonne, surtout quand on a le ventre creux au point que la tête se met à tourner, et que l’on doit s’asseoir à même la terre et attendre que le ciel et les éteules sur les champs arrêtent leur manège dans la tête. Il faut guetter le souslik longtemps et patiemment. Et soudain, il pointe son museau effilé hors de son trou. Il jette un regard de ci, de là, vérifie l’absence de danger. Vania et Kolia s’aplatissaient contre terre. Le souslik apercevait les épillets, s’élançait, reculait à nouveau, et finissait par se rapprocher des épillets, en attrapait un qu’il tirait vers lui, commençait à déballer les grains à toute vitesse. Et c’est à ce moment que Kolia tirait un coup sec sur le bâton, et le nœud se resserrait. Le souslik qui était costaud bondissait, mais le nœud se resserrait d’autant plus. Kolia attrapait le souslik et le pressait fortement contre sa poitrine.
– Je l’ai eu !
Les yeux du souslik, oblongs, plutôt grands pour sa petite tête aux oreilles minuscules, fixaient le jeune garçon. Son petit corps, maigrelet et jaunâtre, frémissait de terreur.
– Mais il est tout faiblard !
– Mais il m’a griffé le petit bâtard !
Arrivèrent alors des gamins qui essayaient d’attraper des sousliks mais n’y parvenaient jamais. Ils regardèrent avec curiosité la prise de Kolia.
– Vous allez faire quoi avec ? Demanda celui qui était plus grand que les autres.
– Ben rien.
– On pourrait peut-être s’amuser un peu ?
– Ah, et comment ?
– On pourrait le mettre dans le feu ? Proposa le plus grand, visiblement, le chef.
– Et pourquoi ?
– Juste pour voir !
Et on commença à rassembler tout ce qui pourrait servir à faire un petit feu. Dans une fosse, on jeta de la paille sèche, et des moignons de tiges arrachés aux éteules. Les gamins, débrouillards, avaient des allumettes. Et on alluma le feu.
– Vas-y, jette-le ! Cria le gamin. Et Kolia tira le souslik effaré de sous son vêtement.
– Remue la paille pour que ça brûle plus fort.
On fit ce qu’il avait dit. Le feu prit de l’ampleur. Et Kolia jeta, en reculant lui-même, le souslik dans le feu. L’animal poussa un cri long et sifflant, tentant d’échapper aux flammes. Mais le chef des gamins veillait. Il heurta Kolia de l’épaule :
– Allons !
Et à l’aide d’un fin bâton, Kolia poussa et repoussa l’animal dans le feu.
Maintenant, il ne sifflait plus, il râlait, sourdement, et sans relâche. Fascinés, les gamins ne quittaient pas le souslik des yeux. Ils criaient, ils riaient, d’un rire entrecoupé, d’un rire mauvais. Une fois encore, Kolia poussa le souslik de la pointe aiguë de son bâton, le chassant à nouveau vers le centre de la fosse, là où la paille brûlait avec le plus d’ardeur. Le souslik se retourna avec désespoir, mais ses forces étaient déjà sur la fin. Il parvint seulement à s’extraire à moitié des flammes, leva le museau en l’air, ses yeux observant pendant quelques secondes ses bourreaux.
Il sembla à Vania que c’était lui que le souslik regardait.
Et puis la petite tête s’abaissa. Il était mort.
Les rires cessèrent.
– Il est fini, on s’en va. Dit le petit malin.
Et ils rentrèrent chez eux en silence. Lorsque Vania et Kolia se retrouvèrent seuls, Vania questionna :
– Pourquoi l’avons-nous martyrisé ?
– Pour rire.
– Ah, parce que c’était risible ?
– Il n’y a pas de quoi pleurnicher ! Tu n’es qu’une mauviette, une femmelette !
Vania ne répliqua pas, il rentra à la maison. Le soir, la mère de Kolia arriva, hors d’elle-même :
– Matrone, à l’aide !
Matrone interrompit ses occupations autour du poêle et regarda sa voisine effarée.
– Kolia a renversé la lampe au kérosène sur lui ! Il est tout brûlé ! Je ne sais que faire !
Matrone s’essuya les mains au bord de son tablier et s’avança rapidement vers sa voisine. Mais elle interrompit son élan et se dirigea vers une étagère sur laquelle elle conservait des petites jarres contenant des herbes séchées au moyen desquelles elle soignait les enfants en cas de nécessité. Elle en prit deux et sortit à la hâte. Vania la suivit.
Kolia était brûlé à la poitrine et aux mains. Il était allongé sur un lit. Sa poitrine était une plaie rouge pleine de cloques. Il geignait et parfois même criait de douleur. Matrone oignit précautionneusement les brûlures avec ses potions.
– Il faudra l’emmener à l’hôpital demain. Dit-elle.
– Quel nigaud ! Il a cassé la lampe, le maudit ! Pleine de kérosène, elle était ! Qu’avait-il besoin de jouer avec ça ! Prêcha la babouchka de Kolia.
Après que ses blessures eussent été enduites de potion, Kolia cessa de gémir fortement. Maintenant, il couinait de façon plus aiguë, presque comme le souslik. Le lendemain matin, on l’emmena à l’hôpital, à Orenbourg. Il guérit, mais resta assez longtemps alité.
– Et quoi, tu es resté ami avec ce Kolia ? Demanda Vladika Manuel, quand Ivan eut terminé son récit.
– Comment ne pas rester ami, sa maison était juste à côté. Et puis je le plaignais. Ses brûlures étaient terribles. Quant à moi, une brûlure demeure. Je me souviens du souslik et je revois ses yeux. Ils étaient, comme… mouillés…
Vladika regarda Ivan avec attention :
– Tu as compris ce que le Seigneur vous a montré ?
– Le Seigneur ?
– Eh bien oui ! Il a montré comment finissent les atrocités.
Ivan resta songeur. Puis il hocha la tête :
– C’est à peu près ça que je pensais…
– Et après tu as cessé d’être vigilant ?
– Il y avait une telle famine… Une petite vieille avait tout juste une croûte de pain toute dure, la dernière. Elle me la donna, pour l’amour du Christ, disait-elle. Jusqu’aujourd’hui, je m’en souviens. Comme des yeux de ce souslik.
Ivan se tut, inclina la tête. Ses cheveux étaient doux, tout blonds. Vladika prit la tête de Vania entre ses mains et le regarda dans les yeux :
– Maintenant, raconte comment tu allais chaparder avec ce Kolia.
Ivan sursauta et eut un mouvement de recul.
– De quoi t’étonnes-tu ? Tu n’es pas le seul que la faim ait poussé à mendier. Et à voler. Mais juste des bricoles, pas vrai ?
– C’est vrai, Vladika. A Sorotchinsk, avec Kolia, nous avons sauté la clôture du champ de pastèques… Celui qui commence après le chemin de fer.
– Et puis ?
– On surveillait le garde, un tout vieux, mais il avait un fouet. On attendait qu’il rentre dans son cabanon pour se reposer. On passait sur le champ et on remplissait notre sac de pastèques et de melons. Tout allait plutôt bien jusqu’à ce qu’un type nous surprenne. Il aidait les gardes. Celui-là, on ne l’avait pas vu! On a commencé à courir, mais le type courait vite. J’ai lâché le sac, pour aller plus vite. Kolia était devant. Le tonton m’a attrapé par le col ! Il m’a demandé : «Tu habites où?» J’ai repris un peu mes esprits et j’ai répondu : «rue troulala, immeuble numéro double zéro!» Le tonton a éclaté de rire ! Cette fois, j’y suis, pensai-je. Je vais goûter au knout. Il était long ce knout et on avait vu comment le pépé le balançait et le faisait claquer pour nous décourager de sauter la clôture ! Le tonton m’a fait entrer dans le cabanon et m’a donné une pastèque. Il m’a dit «Tape dessus du poing ! Rue troulala immeuble double zéro !» Je cognai du poing. Il ne se passa rien. Il dit «Encore » Je tape de nouveau. Encore rien. Il me dit « ah, toi alors ! Regarde !» Il prit la pastèque d’une main et la frappa de son poing énorme et brûlé par le soleil. La pastèque éclata en morceaux. Le pépé me regardait. Il regarda fracasser la pastèque, en riant. Le tonton riait, lui aussi. La frousse me quitta, je souris. Je ne pensais même plus au knout. Le tonton prit un morceau de pastèque. Il était si juteux, sucré. Oooh… Il me le donna «Mange!» Je mangeai. Et ils mangèrent. «Tu en veux encore ?», et il m’en donna un autre morceau. Je mangeai à satiété. Le tonton m’a donné un melon et une pastèque, et il dit «Voilà, gamin. Dis à tes amis que voler, c’est la dernière des choses. On ne peut pas voler, tu comprends ?» «Je comprends» «C’est bien, maintenant, vas !» Et je partis. Toute ma vie, je me souviendrai de ce tonton, de son visage et de son poing brûlé par le soleil.
Ivan se tut. Il regardait celui qui l’instruisait.
Vladika soupira, silencieux. Il réfléchissait. Visiblement, il se rappelait des choses personnelles.
– Oui, Vania, il m’est arrivé une aventure semblable. Seulement, là, j’étais le tonton. C’était quand on m’envoyait des paquets, en prison. Je distribuais tout ce qu’il y avait dedans aux prisonniers. Je n’ai même pas tenu à l’œil mes bottes de feutre, qu’un détenu voulait m’ôter. J’ai toujours su que la bonté est la plus forte. Ainsi, ton tonton t’a montré que le poing fort doit obligatoirement être bon. Et il fera exploser le mal, comme il a fait éclater la pastèque. (A suivre)
Traduit du russe