Traduction du texte intitulé «Incarnation et humilité» (Воплощение и смирение), extrait des «Œuvres en trois volumes» du saint néomartyr, l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) Archevêque de Vereya, (1886-1929) publiées en 2004 aux Éditions de la Sainte Rencontre à Moscou. Saint Hilarion utilise son analyse magistrale des événements et de la société du début du XXe siècle comme une porte qui ouvre sur la mise en lumière des fondements de l’Orthodoxie.

Le monde ecclésiastique contemporain éprouvant une froideur croissante envers l’Église de Dieu, il est peu probable que beaucoup de gens ressentent pleinement comment l’Église célèbre le souvenir de «L’Incarnation de notre Seigneur et Dieu, notre Sauveur Jésus Christ». Il est sans doute une particularité qui n’a pas encore été oubliée; on commence à chanter l’hirmos «Le Christ est né…» plus d’un mois avant la fête. L’Église consacre bel et bien des semaines entières à la préparation de la fête. Dans les églises de paroisse, c’est à peine si on remarque l’approche de la grande fête car le typikon y a perdu tout son charme, sa profondeur théologique; la fête survient presqu’immédiatement.

Saint Hilarion Troïtski

Je ne mentionnerai même pas le fait que dans la vie du laïc, l’approche de la fête est ressentie uniquement à travers une augmentation de l’agitation domestique. La dimension originelle de la vie de l’Église ne peut être distinguée de nos jours que dans les monastères, et surtout dans les laures (et tout spécialement dans la Laure des Grottes de Kiev), où ni le moindre canon, ni le moindre stichère n’est laissé de côté. Ces hymnes sont chantés à pleine voix sous les dômes des églises des monastères et remplissent les participants de leur contenu. Entendant cela, la conscience des fidèles quitte la terre, non pas un jour, non pas quelques heures comme c’est le cas dans la vie paroissiale, non, elle quitte la terre longtemps avant la fête et demeure dans les hauteurs de l’extase et du ravissement pendant presqu’une semaine entière. Seule la lumineuse Résurrection du Christ est célébrée de façon plus radieuse. Mais dans un sens, les offices de la Nativité dépassent ceux de Pâques, et s’ils ne les dépassent pas, quoi qu’il en soit ils sont dotés d’un caractère absolument spécial. L’office de Pâques est un hymne triomphant, joyeux, exultant offert par l’Église au Seigneur Ressuscité. L’office de la Nativité comporte une dimension théologique particulière. A travers le cycle des offices liturgiques de l’Église, vous ne trouverez nulle part un contenu dogmatique aussi abondant que dans les offices de la Nativité. Car c’est dans ceux-ci qu’est contenue, en de courtes mais puissantes expressions, l’idée fondamentale du Christianisme : le renouvellement de la nature humaine corrompue par l’Incarnation du Fils de Dieu.
Il y a, par exemple cet hirmos incomparable du canon lu lors des complies le jour de l’avant-fête, inconnu, malheureusement dans les églises de paroisse: «Ne t’étonne pas ,ô Mère bien que voyant comme un enfant Celui qu’engendre le Père avant l’aurore de son sein, car Je suis venu ressusciter et glorifier la nature déchue des mortels qui dans l’amour et la foi te magnifient»1.
L’idée fondamentale du Christianisme est révélée dans ces quelques mots, et donc, à travers l’office de la Nativité tout entier, et c’est de cette idée que procède toute la théologie chrétienne. La théologie scolastique enseignée dans nos écoles ecclésiastiques n’accorde pas à cette grande idée de l’incarnation pour la restauration de la nature humaine déchue la place qui lui revient. Alors que dans la théologie des plus grands pères et enseignants de l’Église, cette idée est le fondement de tout. Voyez par exemple l’homélie de Saint Athanase le Grand «Sur l’incarnation de Dieu le Verbe et Sa venue à nous dans la chair». L’Église ancienne vivait cette idée plus intensément que l’Église de nos temps. Elle lutta pour cette idée, elle souffrit pour elle, éliminant à coups de féroces anathèmes ceux qui la trahirent. Mais dans la conscience religieuse moderne, cette idée a quitté sa place royale, et parfois, cette idée fondamentale de la véritable conscience religieuse disparaît complètement. Sont-ils nombreux à pouvoir aujourd’hui dire avec Saint Basile le Grand «Je ne puis rendre culte à des créatures, car j’ai moi-même reçu le commandement de devenir un dieu»; nier l’incarnation, nier la dignité divine de notre Seigneur Jésus Christ est impensable pour un membre de l’Église. Et chacun de ceux qui renient ont bien entendu par là-même apostasié l’Église. Qui est le menteur sinon celui qui nie que Jésus est le Christ? Est antichrist, celui qui renie le Père et le Fils (cf. 1 Jn. 2:22). Ces paroles du premier théologien, celui qui posa la tête sur la poitrine du Fils de dieu incarné, doivent être répétées le plus souvent possible de nos jours, alors que les gens discourent tellement au sujet des Évangiles, des enseignements du Christ, mais ne veulent pas Le reconnaître en tant que Fils unique de Dieu incarné. Ils disent que le Christ est un grand homme, un grand maître, et ils imaginent que c’est bien suffisant. Le reste importe peu. On peut être un chrétien sans le reste. Que tous connaissent les paroles du fils du Tonnerre, qu’ils sachent que tout reniement de l’incarnation fait d’un homme un antichrist, le plus grand des menteurs.
Écoutant battre le pouls religieux moderne, vous remarquez involontairement que l’antichrist règne dans la conscience religieuse. Récemment, de fortes vagues d’idées scientifiques ont déferlé contre le roc sur lequel est fondé l’Église. Récemment, dans le domaine des études du Nouveau Testament, des idées nouvelles, ou renouvelées ont fait leur apparition, issues de l’étude comparée de la religion. Des découvertes nouvelles et monumentales élargissent notre connaissance de l’Orient ancien, et les gens ont commencer à débattre des Évangiles à la lumière de cette connaissance. Jadis, les mages vinrent de l’Orient vénérer l’Enfant Dieu-Homme, apportant leurs trésors d’or, d’encens et de myrrhe. De ces pays mêmes qui produisirent les mages, différents sages arrivent en Europe. Des expéditions scientifiques entières, commissionnées par les gouvernements et des mécènes privés, ramènent dans leur butin d’énormes coffres de trésors. Ce ne sont ni or, ni encens, ni myrrhe, mais d’énormes blocs entiers de pierres, ou des fragments de pierres gravées d’inscriptions mystérieuses. En Europe, des avants liront ces mystérieuses inscriptions et ne vénéreront pas l’enfant nouveau-né. L’étoile d’Orient éloigne la science de Bethléem. Les études comparatives des religions orientales ne conduisent à rien d’autre qu’au reniement de l’incarnation du Fils de Dieu.
A Césarée de Philippe, le Christ demanda à Ses disciples:«Jésus, étant arrivé dans le territoire de Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : Qui dit-on que je suis, moi, le Fils de l’homme ? Ils répondirent : Les uns disent que tu es Jean-Baptiste ; les autres, Élie; les autres, Jérémie, ou l’un des prophètes. Et vous, leur dit-il, qui dites-vous que je suis ? Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant» (Math.16,13-16). La question concerne la dignité de Messie, de Sauveur du monde. La réponse du disciple, à travers les lèvres de Pierre, donne toute entière la Christologie de l’Église. Le Sauveur du monde est le Fils unique de Dieu incarné. Cette Christologie était neuve. La chair et le sang de la conscience religieuse juive ne pouvaient révéler la vérité de l’incarnation. Mais vous, les représentants l’enseignement contemporain des religions comparées, qui dites-vous qu’est Jésus Christ? N’importe qui sauf le Fils de Dieu. Il est Bouddha, il est Mardouk, Attis, Adonis, Mithra, le dieu des mages, Il est l’un des dieux orientaux, Il est qui vous voulez, mais pas le Fils de Dieu. Dans les nouveaux livres où l’étude comparée des religions est appliquée à l’évaluation du Christ et du Christianisme, on trouve systématiquement une section intitulée «Le Jésus pré-chrétien». Le Christianisme aurait également pu naître sans le Christ; il suffisait de rassembler, compiler, mélanger et épurer les mythes orientaux, dans lesquels Jésus était déjà doté de Ses caractéristiques principales. Et ce ne serait pas le Christ qui aurait créé le Christianisme, mais le Christianisme qui créa le Christ. Et vous avez ainsi les théories mythologiques de Joseph Smith, Arthur Drews et Johannes Jensen qui acclamèrent effrontément l’Union Moniste à travers toute l’Allemagne. Ils essayèrent, ni plus ni moins, de prouver que Jésus ne vint jamais sur terre, mais ne serait que la personnification d’un mythe oriental. Prenez les deux volumes intitulés «Le mythe du Christ» d’Arthur Drews. Ils engendrèrent un foisonnement de brochures sous le titre «Jésus a-t-il réellement vécu?» Le livre de Drew a été traduit également en russe, et il fut interdit voici seulement un mois et demi. La presse libérale versa des larmes de crocodiles sur «la persécution de la science». Ils disent qu’il n’y avait là rien de dangereux, seulement de la science pure. Oui, de la science pure fomentant l’agitation contre le Christianisme; une science créée par des dilettantes, comme les nommait Adolf von Harnack, «Son Excellence le théologien» de la science allemande, qui provoqua lui-même semblable tapage avec ses cours libéraux sur «l’essence du christianisme».

Le Saint Archevêque Hiéromartyr Hilarion (Troïtski)

La conscience religieuse de l’Église ancienne fut outragée par l’Arianisme, qui toutefois ne niait pas l’incarnation. Eh bien maintenant, une chose pire que l’Arianisme est apparue et elle va jusqu’à nier la réalité de l’existence de la vie terrestre du Christ, et, dans un pays orthodoxe, les journaux se lamentent:« Pourquoi ont-ils interdit le livre d’Arthur Drews Le mythe du Christ! Mais la conscience religieuse du protestantisme, produisant de ses entrailles un nouvel enfant digne de son géniteur, frisonne à peine: des pasteurs eux-mêmes accourent à la défense de la théorie mythologique. La société semble plus préoccupée à ce propos que la «hiérarchie». Voici, par exemple ce qu’écrivit un témoin du débat public entre pasteurs et monistes au sujet de l’existence historique de Jésus Christ: «A la tribune, lorsque fut débattue la question de l’existence historique du Sauveur, tout était calme. Moniste et pasteurs murmuraient aimablement entre eux, mangeaient des sandwiches et buvaient de la bière…» (Prêtre N.N. Sakharov, Богословский вестник, [Le Messager de la Théologie N.d.T.] 1911, 3:777). Eh bien, pensez-vous qu’une scène pareille eût été pensable pendant le Premier Concile, lorsque Saint Athanase le Grand admonesta les ariens impies? Il y eut a ce moment un podvig de l’âme, la lutte de celle-ci pour la vie, car «Celui qui a le Fils a la vie ; celui qui n’a pas le Fils de Dieu n’a pas la vie» (1Je.5,12). Mais maintenant, … nous voyons juste un débat académique, avec de la bière et des sandwiches, consommés par une bourgeoisie rassasiée et satisfaite d’elle-même.
Pourquoi une telle attitude vis-à-vis de l’incarnation du fils de Dieu? Il semble que ses racines plongent dans la conscience morale que l’homme contemporain se fait de lui-même. Cette conscience de soi est surtout fière. Et que signifie croire en l’incarnation? Avant tout, cela signifie avouer qu’auparavant, la nature humaine était très bonne. Elle est sortie telle des mains du Créateur. La liberté humaine a amené le péché, le désordre et «une guerre civile contre la nature débuta», comme l’a écrit un saint père.
Par le mésusage de sa liberté, l’homme a corrompu sa nature à un point tel qu’il ne put que s’exclamer:«Je suis un homme maudit et misérable!», je ne puis me sauver moi-même. Nous avons besoin d’une création nouvelle, nous avons besoin de l’afflux d’une force nouvelle remplie de grâce. Voilà ce que dirait toute l’humanité si elle croyait en l’incarnation du Fils de Dieu. Pareille humble conscience, pareille humble confession de notre faiblesse, de notre faute devant l’œuvre sortie des mains de Dieu, est-ce là l’esprit de l’homme contemporain? La conscience contemporaine est pénétrée de l’idée d’évolution, par l’idée de progrès, c’est-à-dire les idées nourricières de l’orgueil humain.
Le christianisme requiert une conscience humble. Mon ancêtre Adam était parfait, mais moi, l’humanité, je n’ai introduit que péché et corruption. L’Église nous appelle à l’humilité quand elle appelle Adam notre ancêtre. Mais l’évolution? Notre descente du singe? Aussi modeste que soit le regard que nous portons sur nous-même, il nous est impossible de ne pas penser, avec une certaine fierté:«Après tout, je ne suis pas un singe; après tout, c’est en moi que se manifeste le progrès». Ainsi, en affirmant que le singe est notre ancêtre, l’évolution nourrit l’orgueil humain. Si nous nous comparons au singe, nous pouvons être fier de notre progrès, mais si nous pensons à Adam, pur de tout péché, le progrès extérieur perd de sa valeur. Le progrès est extérieur, mais il est aussi un péché sophistiqué. Si l’humanité ne cesse de progresser, alors, nous pouvons espérer en nous-mêmes. Nous nous créons nous-mêmes. Mais l’Église affirme le contraire : «Nous ne pourrions devenir incorruptibles et immortels si l’Incorruptible et Immortel n’était d’abord devenu ce que nous sommes». Croire en l’incarnation signifie confesser que sans Dieu l’humanité entière n’est rien.
De siècle en siècle, l’Église porte l’idéal de la déification. Cet idéal est particulièrement élevé, mais il est très exigeant envers l’homme. Il est impensable sans l’incarnation; il exige avant tout que l’homme soit humble. L’humanité renoncé à cet idéal élevé et n’a pas besoin de l’incarnation du Fils de Dieu. Un idéal de vie infiniment déprécié permet à l’homme de parler du progrès, et lui donne l’occasion d’être fier de ses réalisations. Ces deux suites d’idées forment deux visions du monde différentes: celle de l’Église et celle qui n’est pas de l’Église. La vision du monde qui n’est pas de l’Église, descente du singe, progrès, aucun besoin de l’incarnation, c’est l’orgueil. L’acceptation de l’incarnation est indissociablement liée à l’humilité. L’orgueil fait la guerre à l’incarnation, comme à une chose superflue.
Participant à la célébration triomphante de l’office de la Nativité du Christ, nous devrions crier haut: sois humble, homme fier, et crois en l’incarnation du Fils unique de Dieu!
Traduit du russe
Source

  1. Ménées. 24 décembre Ode 9. Traduction P. Denis Guillaume.