Texte composé par Anton Jogoliov à partir d’un entretien avec l’Archiprêtre Guennadi Belovolov, fondateur et conservateur de l’appartement-mémorial de Saint Jean de Kronstadt, à Kronstadt. Le texte fut publié le 24 octobre 2008, à l’approche du centième anniversaire de la natalice de Saint Jean de Kronstadt (20 décembre 1908/02 janvier 1909), sur le site «La bonne nouvelle. Journal Orthodoxe» (Благовестъ Православная газета)..
Nous sommes à la fin de «l’année de Saint Jean de Kronstadt», année du centième anniversaire de la mort du Batiouchka de toute la Russie. L’Archiprêtre Guennadi Belovolov (…) nous rapporte les événements marquants de cette année. Nous aborderons également les aspects plus secrets, moins explorés de la vie et du sacerdoce du pasteur de Kronstadt. Evidemment, comme le dit notre invité, il n’existe pas encore de science qui s’appellerait «Ioannologie», et de nombreux aspects de la vie du saint sont encore quasi inconnus, même à ceux qui vénèrent Saint Jean de Kronstadt. En Russie, aujourd’hui, probablement personne ne peut mieux que le Père Guennadi parler de la vie secrète de ce héros de l’ascèse. (…) Ce sont des questions difficiles qui lui sont donc adressées ci-dessous (…)
«La lutte contre le péché est l’état normal de la vie chrétienne»
J’ai lu avec beaucoup d’attention les journaux de Saint Jean de Kronstadt qui ont été publiés. Ils contiennent des choses extraordinaires. Nous voyons comment un saint homme, jour après jour, lutte avec acharnement contre le péché et couche sur papier toutes ses faiblesses, les moindres mouvements de son âme et les soumet au jugement de sa conscience…
En cette fin des temps, le Seigneur nous a offert l’expérience spirituelle de Saint Jean de Kronstadt, rédigée «de première main» dans ses journaux . Maintenant, nous pouvons de notre regard, pénétrer l’intérieur de la cellule du grand héros de l’ascèse. Et là, nous constatons que la lutte se déroule jusqu’aux derniers instants mêmes de la vie, mais la sainteté ne signifie pas qu’il s’agit d’une lutte particulière contre le péché, au contraire. Ce combat va en s’intensifiant au cours des années. Dans le dernier journal de Saint Jean de Kronstadt, celui de l’année 1908, nous voyons que la lutte spirituelle se fait toujours plus aiguë. C’est à peine si à chaque page ne se produit un rêve angoissant, en outre, il s’agit de rêves chargés de symboles lourds de sens, d’événements tragiques, parfois de fantasmagorie, d’attaques, de menaces…
Nous, on s’imagine peut-être que les saints, au fur et à mesure qu’ils se libèrent des passions vivent beaucoup plus paisiblement, qu’ils vivent sur terre déjà comme s’ils étaient au Ciel. Alors, soudain, nous découvrons que les grands saints eux-mêmes doivent lutter constamment. Nous ne devons plus désespérer parce que nous ne parvenons en aucune façon à vaincre nos propres péchés, gigotant vainement comme un poisson sur la glace… Nous comprenons que la lutte contre le péché est l’état naturel normal de la vie chrétienne. Ce qui distingue le saint du pécheur, essentiellement, consiste en ce que le saint voit son péché et s’en repent. Saint Jean de Kronstadt se repentait même du moindre péché… Il va jusqu’à se repentir d’avoir mangé un simple yaourt pendant la nuit, satisfaisant ainsi l’appel de l’estomac. Ensuite, il écrit douloureusement qu’il n’a pas fait l’aumône à des enfants casse-pieds qui la lui demandaient… Son journal est un séismographe très précis de la vie spirituelle, notant même la moindre déviation des commandements de Dieu… Les gens normaux ne pensent pas du tout à se repentir de ce dont se repentent les saints. De son vivant, Saint Jean de Kronstadt émerveillait tout le monde par sa vie inhabituelle. Et voilà qu’il nous surprend une seconde fois, alors que nous lisons ses journaux et nous émerveillons de la teneur de son podvig.
Pourquoi le saint homme eût-il besoin de tenir un journal pendant tant d’années, et en plus, de façon si méticuleuse?
Il écrivit lui-même que son journal était une forme de confession, une auto-analyse, une auto-évaluation. Saint Jean de Kronstadt conseillait à tous, prêtres et laïcs, de tenir un journal. Ils étaient nombreux parmi ses enfants spirituels à le faire, par exemple, l’Higoumène Taïssia et Ekaterina Doukhonine. Saint Jean de Kronstadt est sans doute le saint russe le plus «recensé»; c’est à peine si on ne parlait pas de lui chaque jour dans la presse. «Le Courrier de Kronstadt» et le journal «Kotlend» annonçaient chaque jour les lieux où il se rendait, où il célébrait, les homélies qu’il avait prononcées… Et maintenant, grâce à son journal, nous connaissons sa vie intérieure. Maintenant, il se tient devant nous comme sur un plateau. Nous disposons d’un exemple complètement unique, et sans doute impossible à reproduire, de dévoilement de la vie d’un saint. Celui qui écrit son journal ouvre la possibilité que celui-ci soit un jour lu par un tiers. Même si cela se produit après le décès du rédacteur. Mais avec le journal de Saint Jean de Kronstadt, les choses sont plus compliquées. Je ne suis pas convaincu qu’il ait imaginé que son journal aurait des lecteurs. Il a couché nombreuses notes de façon volontairement cryptée (textes sans interruptions entre les mots, écriture intentionnellement peu claire). Batiouchka était extrêmement sincère dans ses journaux, et il écrivait sans penser aux gens. On ne trouve aucune pause littéraire dans ses notes. Le texte de son journal est proche de notes de confession que celui qui se repent remet au prêtre. Batiouchka écrivait son journal devant Dieu.
Je ne connais qu’une seule tentative de «s’indigner» publiquement des textes du journal de Saint Jean de Kronstadt, celle effectuée par le diacre Andreï Kouraev. Et il faut bien admettre que son prétexte de désaccord avait été choisi avec sérieux. Le Père Andreï n’était pas d’accord avec le fait que le Pasteur de toute le Russie appela en priant la colère de Dieu sur Léon Tolstoï… («6 septembre 1908. Seigneur ne permet pas à Léon Tolstoï, cet hérétique qui surpasse tous les hérétiques, de tenir jusqu’à la fête de la Nativité de la Très Sainte Mère de Dieu, Qu’il a blasphémée horriblement et continue à le faire. Prends-le de cette terre, ce cadavre puant dont l’orgueil fait honte à toue la terre. Amen»).
Visiblement, quand le diacre Andreï Kouraev a lu ce texte, il pensa à Léon Tolstoï, alors que Saint Jean de Kronstadt, lorsqu’il écrivit ces mots pensait à son troupeau de toute la Russie… Il serait étrange qu’un berger demeure en une tranquille contemplation quand son troupeau de brebis est attaqué par un loup, et ne souhaite pas que celui-ci soit expulsé… Tolstoï a tout de même violé l’âme des gens, avec sa «théologie» sacrilège, épatant par ses armes spirituelles l’intelligentsia russe. Et ce n’est pas un hasard, si cet «opposant non-violent au mal» devint un signe et un miroir de la révolution bolcheviste.
Dans les œuvres complètes de Tolstoï, j’ai trouvé une seule mention du Père Jean. Tolstoï y faisait remarquer, incidemment, qu’un certain prêtre de Kronstadt émettait des critiques envers lui. Apparemment, l’écrivain ne savait même pas vraiment qui était Jean de Kronstadt. Il était à ce point isolé de l’Eglise! D’une façon générale le dernier journal de Saint Jean de Kronstadt contient beaucoup de choses qu’il est malaisé de soumettre à une évaluation objective. Ce journal fut même scellé de plusieurs sceaux, par décision du Saint Synode, et dissimulé aux regards, «jusqu’à des temps meilleurs». Certains passages du journal avaient plongé dans la perplexité les fonctionnaires ecclésiastiques…
Prophète en son pays
Comment qualifier les relations de Saint Jean de Kronstadt avec les dirigeants de l’Eglise?
Elles étaient diverses. Pendant toute sa vie, le Pasteur de Kronstadt fut accompagné par une certaine frayeur de la part du pouvoir ecclésiastique vis-à-vis de son podvig. Dans les premières années de son sacerdoce, on ne permit pas au Père Jean de célébrer la Liturgie quotidiennement comme il le souhaitait. Parfois, le recteur de la Cathédrale Saint André cachait les saints vases liturgiques ou les prosphore afin qu’il ne les trouve pas. Il y eut des plaintes à son sujet auprès du Synode. Il n’avait pas encore prouvé sa proximité avec Dieu. De nombreux enfants spirituels lui demandèrent de déménager de Kronstadt à Saint-Pétersbourg, pour qu’ils puissent recevoir leur nourriture spirituelle plus commodément. Une lettre fut adressée au consistoire, signée par des centaines et des centaines de gens qui vénéraient le Père Jean de Kronstadt, et demandaient qu’il soit affecté à n’importe quelle église de Saint-Pétersbourg. Il s’en suivit une résolution du consistoire, signifiant qu’il n’y avait pour l’heure aucune vacance à Saint-Pétersbourg, et qu’il était donc impossible de transférer le Père Jean dans la capitale… Et pourtant, à cette époque, en comptant les églises domestiques et les églises des établissements d’enseignement, on dénombrait six cents églises à Saint-Pétersbourg! Et on ne trouva pas la moindre place pour le Pasteur de Kronstadt… Cette terreur des fonctionnaires ecclésiastiques était partagée par certains grands héros de l’ascèse. Ainsi, le Saint Evêque Théophane le Reclus adressa directement un courrier au Père Jean de Kronstadt, l’avertissant du danger que recelait son chemin spirituel. Ce n’est pas difficile à expliquer : un podvig analogue à celui de Saint Jean de Kronstadt n’existait tout simplement pas…
Au début des années ’90 du siècle dernier se répandit largement une vision célèbre, attribuée à Saint Jean de Kronstadt. S’y reflétait toute la réalité de l’époque révolutionnaire… des démons coiffés de boudionovki, des étoiles, des fleuves de sang… Dans cette vision on parlait aussi de Saint Seraphim de Sarov, et du Tsar-Martyr Nicolas II. Cette effroyable prophétie étonne par la précision du tableau de ce qui se passa en Russie quelques années après la mort du Pasteur de Kronstadt. Que pensez-vous de cette vision?
Le premier de ces textes fut publié aux Editions «Ville de Kitèje», en 1991. Ensuite, on l’imprima à tour de bras. Mais du vivant de Saint Jean de Kronstadt ce texte ne fut publié par aucune maison d’édition un tant soit peu sérieuse. Il n’y a aucune trace de cela. Cette vision est tellement importante pour nous, que l’accepter sans analyse critique serait spirituellement dangereux. Le style de ce tableau est loin du style du Père Jean de Kronstadt. Habituellement, il décrit ses visions de façon très brève dans ses journaux. Lorsque les sources écrites sont insuffisantes, il convient d’appliquer la règle suivante : l’éditeur doit au moins savoir à qui l’information a été racontée. Ainsi, nous savons que l’Apôtre Jean le Théologien a raconté sa vision à son disciple Procore. Ici nous ne savons si le Père Jean a écrit lui-même cette vision, ni à qui il l’aurait racontée. Nous ne savons comment le texte est parvenu jusqu’à nous. C’est pourquoi on ne peut affirmer avec certitude que ce texte est authentique. Ceci ne change rien au statut de «mémoire spirituelle» de ce même texte.
Beaucoup de légendes bouillonnèrent autour de Saint Jean de Kronstadt, de son vivant et après sa mort. Que contiennent-elles de vrai et quelle est la part de pieuses inventions ? Par exemple sa rencontre avec Grigori Raspoutine, l’accueil compatissant qu’il lui aurait réservé et ces mots inattendus : «Il te sera fait selon ton nom…» [Un ‘raspoutnik est un débauché, un noceur. Cela correspond au contexte de la mort de Raspoutine. N.d.T.]
Les mémoiristes mentionnent cet épisode, prouvé de manière incontestable par Sergueï Fomine. Le Père Jean de Kronstadt a réellement béni Raspoutine. Toutefois, ces paroles légendaires furent vraisemblablement inventées plus tard, pendant la période au cours de laquelle Grigori Ephremovitch fut harcelé. L’idéologie «anti-raspoutine» utilisa à son bénéfice le crédit dont jouissait le Père Jean de Kronstadt. On ne trouve aucune preuve directe des propos que le Père Jean aurait tenu au sujet de Sainte Matrone de Moscou, et que l’on trouve dans certains récits populaires de la vie de celle-ci.
Mais il arrive que la tradition de l’Eglise parvienne jusqu’à nous à travers une seule source, d’une seule bouche. Pour la critique scientifique, les témoignages eux-mêmes n’ont pas valeur de preuve. Mais pour nous, les croyants, ces paroles sont des faits. Le Père Jean de Kronstadt aurait dû transmettre son ministère à l’un ou l’autre héros de l’ascèse. Il aurait tout à fait pu prononcer ses paroles prophétiques au sujet de la Bienheureuse Matrone de Moscou. Comme il le fit, mais cela, c’est absolument confirmé, à propos du futur Patriarche Tikhon. En 1908, le Batiouchka de toute la Russie rendit visite au Hiérarque de Yaroslavl, l’Archevêque Tikhon à Vaulov. Le Père Jean se leva de table et dit : «Asseyez-vous à ma place». Tous comprirent qu’il ne s’agissait pas d’une phrase dite au hasard, mais une prophétie, la missive d’une estafette spirituelle. On comprit que la mission de pasteur de toute la Russie serait remplie plus tard par le Hiérarque de Yaroslavl… Ce qui s’accomplit en son temps.
Cela signifie-t-il qu’à ce moment, le Père Jean de Kronstadt était comme le patriarche « officieux », « secret » de l’Eglise russe ?
Alors que Saint Jean de Kronstadt vivait encore, l’habitude de le désigner par le titre spécifique de pasteur de toute la Russie s’enracina et se fixa fermement. Et il s’agit bien, essentiellement, du titre du Patriarche ! En 1905, dans le contexte des célèbres « libertés religieuses », dans la société, on examina la nécessité de choisir un Patriarche. On sait que le tire de Patriarche avait été supprimé au temps de Pierre Ier. Se posait alors la question de savoir qui pourrait devenir Patriarche. Et le célèbre intellectuel Vassili Rozanov fit précisément remarquer que celui qui serait le plus fondé à devenir Patriarche était le « prêtre blanc » Jean de Kronstadt. Ses paroles contenaient un fond de vérité. L’Archiprêtre Jean de Kronstadt était le centre spirituel de la vie du peuple. Sans exagération aucune, il pourrait être qualifié d’informel «Patriarche de toute la Rus’ ». Sur le plan spirituel, il considérait toute la Russie comme son troupeau. Seuls les déplacements d’un Patriarches sont comparables aux voyages du Père Jean à travers la Russie. Il est évidemment difficile de comprendre comment cela put se produire, sur le seul plan canonique : un prêtre arrivait dans différentes éparchies et y célébrait, enseignait les fidèles… Il y rencontrait également le clergé, donnait des recommandations aux prêtres. Et pourtant les archevêques locaux toléraient tout cela. Ils reconnaissaient au Père Jean le droit informel de voyager de la sorte ! Certains archevêques, comme Seraphim (Tchitchagov) et Hermogène (Dolganov) considéraient même le Père Jean comme leur père spirituel et venaient humblement lui demander sa bénédiction. Et Jean de Kronstadt, se faisant encore plus humble qu’eux, les bénissait… (A suivre)
Traduit du russe