L’entretien ci-dessous fut accordé le 17 septembre 2014 aux rédacteurs de différentes publications orthodoxes ukrainiennes, dont le portail d’informations «l’Orthodoxie en Ukraine» (Православие в Украине). Il a été traduit en russe pour le site Pravmir le même jour, et repris le 19 septembre 2014 sur le portail Pravoslavie.ru. Ce premier grand entretien était accordé par Vladika Onuphre à l’issue du premier mois écoulé après son intronisation en qualité de Métropolite de l’Église Orthodoxe d’Ukraine. Ce long entretien, présenté ici en deux parties permet de découvrir la personnalité de Vladika à travers le récit des moments et éléments importants de sa vie tels qu’il les a vécus et les rapporte lui-même. Le style des réponses de Son Éminence est accueillant, ouvert, manifestant de l’intérêt, empreint de légèreté et d’un humour bon. Peu de mots sont nécessaires pour transmettre la sagesse. Et n’importe quel thème est abordé avec calme et préparation. Notre conversation chargée en émotion dura une heure et demie, passant d’un sujet à un autre, et elle a pris fin non par manque de questions, mais parce que le temps s’était écoulé à toute vitesse.(…)
Mon père-prêtre était respecté même par les dirigeants soviétiques locaux.
Votre Éminence, nous savons que votre père était prêtre. Y eut-il d’autres prêtres dans votre famille?
En effet, je né dans la famille d’un prêtre. Le frère de mon père fut également prêtre. Il célébrait dans notre village, quand la Bucovine était encore occupée par les Roumains. Mon père fut ordonné à l’époque soviétique.
A l’époque, ce ne devait pas être aisé de choisir une telle voie?
Ce n’était pas facile… Père travaillait au début comme chef d’entrepôt du kolkhoze. On y trouvait de tout, à commencer par le pain et les aliments de toutes natures, jusqu’aux outils, comme les pelles et les râteaux. J’allais auprès de lui. J’étais encore petit. Je me faufilais parmi toutes les étagères. C’était intéressant…
Père n’étudia pas au séminaire. Il termina les cours de prêtrise dispensés par l’éparchie. Cela existait, dans les années cinquante. J’étais jeune, et je ne savais pas qu’il suivait des cours. Ensuite, il fut ordonné.
Je peux affirmer qu’au village, père était très respecté. Il travaillait beaucoup, il gagnait sa vie, je pense, pas trop mal. Mais il a tout abandonné pour devenir prêtre. Pour cela, tous le respectaient, même les dirigeants soviétiques locaux.
Il ne célébrait pas dans notre village. A l’époque il y avait chez nous un conseil de village, mais il était divisé. Le village où je naquis s’appelait Korythoé, et le second village, Berejonka. C’est à Berejonka que père célébrait. Il baptisait beaucoup et célébrait les mariages, dans les maisons. Les gens lui faisaient confiance.
Je me souviens être rentré à la maison, comme invité, un jour alors que j’étais déjà moine. Des gens vinrent tard le soir pour qu’il baptise leur enfant. Une voiture arriva, ils en sortirent le bébé et entrèrent tranquillement à la maison où tout était déjà prêt pour le baptême. Parfois, il célébrait l’office du couronnement la nuit.
Il lui restait malgré cela du temps pour s’occuper de vous, les enfants?
Il s’occupait de nous, mais il n’avait guère de temps libre. Le prêtre se donne tout entier aux gens, et pour sa famille, il ne reste que des miettes, littéralement des miettes. Il rentrait à la maison fatigué, épuisé d’avoir célébré. Il fallait tout simplement endurer cela, ne pas le prendre à rebrousse-poil, et ne pas dire ‘parle avec nous, raconte’. Il arrivait qu’il ne puisse même bouger la langue… Mais parfois, il nous racontait des passages de la vie des saints. Je me souviens, j’étais encore jeune, qu’il nous parla de Saint Basile le Grand, qui était un savant et qui abandonna tout pour devenir moine. Quand il commençait à prier, le soleil éclairait sa nuque, et lorsqu’il terminait, les rayons du soleil éclairaient son visage ; il priait toute la nuit, du crépuscule au lever du soleil. Je me souviens si clairement de ces moments que je me rappelle avoir pensé : «C’est comme lui que je veux devenir!». Ensuite, j’ai oublié et j’ai grandi comme tous les enfants… Mais j’allais toujours à l’église. Pas toujours de bon gré, je l’admets (il sourit et marque une pause). Je voulais jouer au football. Le dimanche matin, on formait les équipes, mais maman me disait : «A l’église, tu vas à l’église!». Père partait très tôt, et nous ne l’accompagnions pas. Il se levait avant l’aurore et lisait sa règle de prières. Ensuite, il se mettait en chemin. Nous arrivions au début de la Liturgie. Maman nous faisait lever, et nous emmenait. Parfois, je me lamentais : «Mon Dieu, c’est joli cela. Mes copains jouent au football et moi je dois aller à l’église».
Pourquoi donc à cette époque, en plein essor de l’élan athée, votre père décida-t-il de devenir prêtre? Qu’est-ce qui l’influença?
Je ne peux le dire. Je pense qu’il s’agissait d’un élan de son âme, d’un appel. S’il n’y a pas d’appel de Dieu, personne ne peux supporter cela. Il faut se dire qu’il se condamnait ainsi à la honte et à l’opprobre. Les gens le respectaient beaucoup, mais dans la société, au gouvernement, tout le monde disait que les «popes» étaient des obscurantistes et des trompeurs.
Comment compreniez-vous, qui étiez un enfant, ces considérations au sujet de votre père?
Et bien, on ne nous félicitait pas, nous non plus. Nous allions à l’église, et jamais nous n’avons renoncé à Dieu. On nous traitait, nous aussi, de tous les noms, mais nous endurions cela. Et puis, que faire? L’époque était telle qu’il n’y avait pas d’alternative.
Vous étiez pionnier, membre du komsomol?
Honnêtement, je ne fus ni pionnier, ni membre du komsomol. Ma maîtresse d’école était la femme de mon frère aîné, quelqu’un de proche. Et quand on disait qu’on allait désigner les pionnier, ce jour-là, je n’allais pas à l’école. Et je ne fus pas pionnier. Mais elle m’obligea a porter le foulard des pionniers, car elle avait déjà dû essuyer suffisamment de reproches du fait d’être la belle-fille d’un «pope». Et je n’entrai pas au komsomol. Malgré qu’on nous y forçait, au sens propre du terme; on était appelé à la salle des professeurs, et on nous obligeait à nous tenir à genoux. Nous étions quelques gamins à ne pas vouloir entrer au komsomol.
Combien d’enfants y avait-il dans votre famille?
Quatre
Vous étiez le plus jeune?
L’avant-dernier (il sourit pensivement). Nous étions trois frères. Après moi venait notre jeune sœur. Mon frère aîné devint aussi prêtre. Voici déjà deux ans qu’il est mort. Mes autres frères et ma sœur également. Il ne reste que moi.
Quand je suis entré au séminaire, j’ai brûlé tous les ponts derrière moi.
Lorsque vous avez terminé l’école, vous avez dû choisir une voie pour votre avenir. Vous avez hésité?
J’avais de grands projets! Voilà ce que dont je rêvais: je terminerais l’enseignement supérieur, et ensuite, j’entrerais au séminaire.
Après l’école, j’ai terminé un cycle de cours technico-professionnels et j’ai ensuite commencé les cours préparatoires à l’université. Après un an de cours préparatoires, je suis entré à l’Université Technique de Tchernovitsy, au cours du soir. La journée, je travaillais. Il fallait bien vivre de quelque chose. Père n’aidait pas. Non pas qu’il ne le pouvait pas, il le pouvait, mais il agissait ainsi par principe. Il disait:«Je vous ai élevés, vous avez reçu éducation et enseignement, maintenant, c’est vous qui devez m’aider, et non le contraire». Et il ne donna pas un kopeck. J’étais donc obligé de travailler. Je travaillais donc la journée et le soir, j’allais étudier. Je ne sais pourquoi, mais j’étais obnubilé par le besoin d’étudier! Alors qu’à l’école, j’étudiais, on peut le dire, avec guère d’enthousiasme. J’ai terminé l’école avec des notes supérieures à ‘satisfaisant’ [3 sur 5. N.d.T.], mais je ne sais comment j’ai fait, car je n’avais jamais de livre, ni de cartable, j’avais juste un cahier, et c’était valable dans toutes les circonstances de la vie. Mais ensuite, je souhaitais tellement étudier… Je travaillais quatre ou cinq heures sur la journée, je rentrais à la maison, nous mangions, et à dix-huit heures commençaient les cours à l’université, jusque vingt-trois heures trente. Je rentrais à la maison vers minuit et le temps de me mettre au lit, il était minuit trente. A six heures trente, je me levais et c’était ainsi chaque jour. Je dormais où je pouvais, dans le trolleybus, dans l’autobus. Je m’asseyais et … je m’endormais.
Quel était votre travail?
Électricien. Au début, je travaillais au montage des lignes de basse-tension. C’était ma spécialisation scolaire. Après, quand j’ai commencé l’université, je travaillais comme électricien dans une usine de tissage. Et j’étudiais. J’étudiais partout! Je rentrais au village, je m’asseyais près du poêle, je prenais mes notes et je rédigeais mes devoirs… Les gens discutaient, mais je restais dans mon coin. J’avais terminé trois ans à l’université et j’avais l’intention d’en présenter deux autres encore. Mais pour cela, j’aurais dû être transféré soit à Odessa, soit à Kiev et choisir une spécialisation. J’ai essayé, mais le transfert a échoué. Je ne voulais pas étudier à distance, j’aimais assister aux cours, participer aux séminaires et accomplir des travaux de laboratoire. A l’université, je faisait partie des meilleurs élèves ; j’ai même été interrogé à la radio.
J’étais assis sur banc, sur la petite place, et je pensais:«Dois-je continuer les études?» Ce n’était pas si grave de ne pas travailler dans une spécialité. Au bout de deux ou trois ans, tout serait oublié. Les matières générales étudiées pendant les trois premières années à l’université, histoire, mathématiques, chimie, physique, me seraient utiles dans la vie. A quoi bon poursuivre une spécialisation? Et je décidai que je ne continuerais pas. J’arrêtai l’université après la troisième année et j’entrai au séminaire.
C’était l’époque de la persécution ouverte envers les croyants. Vous n’éprouviez aucun doute? On empêchait tout de même les jeunes d’entrer dans les institution d’enseignement théologique?
Non, comme vous dites, je n’éprouvais aucun doute… Quand je suis entré au séminaire, j’ai même brûlé tous les ponts derrière moi. J’ai reçu à l’université les documents nécessaires à la poursuite d’études dans les institutions de l’enseignement supérieur, et ils étaient répondaient aux normes d’accès au séminaire. Je me désinscrivis des registres de la ville, et du registre militaire, et je partis. Je ne savais pas si je serais admis ou non. Mais je ne voulais pas faire demi-tour, c’eût été trop dur pour moi. Aucun de mes amis ne savait que j’avais choisi ce chemin, celui du séminaire. J’avais décidé ceci: si je ne suis pas admis, j’entre au monastère avec n’importe quelle obédience. Je ne fais pas demi-tour. Mais Dieu fut miséricordieux. Je fus admis, et je ne dus pas recourir à mon «plan b». (sourire)
Vous avez reçu la tonsure monastique un an avant de terminer les études au séminaire, cela signifie que vous avez de nouveau «brûlé» les ponts?
J’ai reçu la tonsure monastique quand j’étais en troisième année au séminaire. Je suis entré directement en deuxième année, en 1969, et un an plus tard, je faisait partie des frères de la Laure de la Trinité Saint Serge. Ceux qui étudiaient au séminaires étaient admis rapidement au monastère. Je suis entré à la Laure fin 1970 et en mars 1971, j’étais tonsuré.
Pourquoi avez-vous décidé de recevoir la tonsure monastique?
Je n’en sais rien… Tout se passa tellement rapidement. Honnêtement, au cours de ma vie jusqu’au séminaire, je n’avais jamais vu un seul moine vivant. Tous les monastères étaient fermés. Mais sans doute était-ce l’appel de Dieu. Je ne me l’explique pas autrement. Dieu m’a appelé et je suis venu.
Y avait-il près de vous des gens qui représentaient pour vous un certain idéal spirituel?
A la Laure, il y avait des moines qui étaient pour moi des modèles de vie, de service à Dieu et à l’Église. Particulièrement l’Archimandrite Kyrill (Pavlov). Il vit encore, mais il est malade et âgé de 95 ans…[Le Starets Kyrill est décédé en 2018.N.d.T.] C’était une autorité. Pas seulement pour moi, mais pour beaucoup. Il servit pendant toute la guerre. La guerre finie, il entra au séminaire. C’était un moine très humble et doux. Sans doute parce qu’il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait et le respectait.
Je suis entré à la Laure de Potchaev comme serviteur et je respectais tout le monde. En réponse, ils me supportèrent…
Comment vous souvenez-vous de la tempête des événements du XXe siècle, la Grande Guerre patriotique, la famine d’après-guerre, la répression, les persécutions sous Khrouchtchev?
Je me rappelle des troubles de l’époque d’après-guerre. Je naquis sous le pouvoir soviétique, fin 1944. Les gens vivaient très pauvrement, la misère était extrême, et la faim. Mais… je ne sais pas comment l’expliquer, mais les gens chantaient. Toute la journée, les gars et les filles travaillaient aux champs, et après, ils allaient tous de par le village en chantant! Le matin, ils ne chantaient pas car ils partaient à l’aube, mais le soir, rentrant du travail, après une très dure journée, ils arrivaient à chanter. Je pense qu’à l’époque il existait une dynamique d’amélioration. Malgré qu’on vivait pauvrement, ce mouvement se poursuivait. Les gens le sentaient, et sans doute, cela leur donnait-il cet optimisme.
Vous savez, quand nous avons interrogé Son Éminence le Métropolite Vladimir, il a évoqué exactement la même chose. Il a dit que les gens chantaient, tant lors des occasions joyeuses qu’aux moments tristes. Aujourd’hui, tout le monde se tait. Que pensez-vous que l’Église puisse faire pour les gens afin qu’ils…
…se mettent à chanter?
A tout le moins qu’ils veuillent chanter…
Je pense qu’aujourd’hui le monde est entré dans une voie de développement un peu différente.
Les moyens de communication contemporains, les informations, pourchassent et poussent les gens vers un autre plan de vie, irréel.
La société fonctionne à travers l’internet, skype. C’est quelque chose de nous voir et de nous asseoir ensemble. Peut-être ne disons-nous pas autant de mots que nous n’en comprenons car souvent les émotions parlent plus que les mots. Et ce plan irréel lie l’homme. Cette irréalité est un mensonge, et le mensonge, c’est un péché. Et le péché lie l’homme. L’homme ne s’en rend pas compte, il est lié par le péché, comme par des chaînes et il ne peut pas redresser la poitrine et se mettre à chanter.
Vous avez été pendant quelques années le Supérieur de la Laure de la Dormition à Potchaev. Quels sont vos souvenirs de la Laure?
La Laure de Potchaev est un monastère qui a traversé de nombreuses épreuves. Celles-ci furent lourdes pour ses moines à l’époque soviétique: intimidations, persécutions, tentatives de fermer la Laure… Quand j’y suis arrivé, la communauté m’a demandé de venir les soutenir. A Moscou, à la Laure de la Trinité-Saint Serge, le pouvoir ne pouvait se permettre ce genre de comportement, mais à la périphérie, il déployait un véritable vandalisme. Lors des descentes d’inspection, les frères se cachaient, chacun là où il pouvait. Ceux qui étaient découverts étaient traînés ou portés dans les voitures, emmenés, arrêtés, jetés en prison. Les moines se retrouvaient en prison. Et la communauté tenait bon face à tout cela. C’étaient d’authentiques lutteurs, des combattants pour la foi. Je les rejoignis, mais quand j’arrivai, quasi tous étaient des héros (sourire. L’entretien se poursuit vivement, avec humour). Chaque moine était une pépite, l’un une améthyste, l’autre un brillant, chacun une pierre précieuse d’une sorte ou l’autre…
Et comment êtes vous devenu le supérieur d’un tel trésor?
Mais, je ne me suis pas du tout présenté là comme une autorité. Je suis arrivé comme serviteur, et je les respectais tous, améthystes, brillants et émeraudes. En réponse, ils me supportèrent… Mais chacun était en soi une autorité. S’il fallait tenir pour défendre l’Église, chacun tenait, par lui-même, jusqu’à la mort. (A suivre)
Traduit du russe