Le site «l'Aigle Bicéphale» («Двуглавый Орёл») a mis en ligne le 12 février 2018 un article élaboré à l'aide d'extraits d'un des nombreux livres de l'historien spécialiste de la vie et du règne du Saint Tsar Nicolas II, Pëtr Multatuli: «Внешняя политика Императора Николая II» (Moscou FIV, 2012) («La Politique Extérieure de l'Empereur Nicolas II»). Cet article met en lumière le rôle essentiel joué par l'Empire de Russie, et plus particulièrement par le Saint Tsar Nicolas II dans la défense de l’Éthiopie, considérée comme un pays frère orthodoxe, contre les menées des colonisateurs italiens, et britanniques.
En 1889, le Gouvernement italien déclara que dès lors, il représenterait les intérêts de l’Abyssinie dans l’arène internationale, s’appuyant sur la signature, le 2 mai 1889, du Traité d’Uccialli «relatif à l’amitié et au commerce», et selon lequel l’Éthiopie accepterait soi-disant que l’Italie exerce sur elle une forme de suprématie. En même temps, les diplomates italiens modifièrent de fait l’article 17 de ce Traité rédigé en deux exemplaires, un en italien et l’autre en amharique.
Dans l’exemplaire amharique, il était précisé que le Négus (Empereur) éthiopien «pourra recourir aux services du Gouvernement de Sa Majesté le Roi d’Italie en toutes matières dans les relations avec les autres pouvoirs». Dans leur exemplaire, les Italiens modifièrent le mot ‘pourra’ en l’expression ‘est d’accord’ et sur base de cela, ils déclarèrent que l’Éthiopie avait accepté d’être un Protectorat de l’Italie.
Le 9 octobre/27 septembre 1890, le Négus Menelik II accéda au trône et exprima des protestations contre cette déclaration. Pour souligner l’indépendance de l’Éthiopie, il annonça son intronisation à tous les chefs d’États puissants de l’Europe, dont l’Empereur Alexandre III, qui fut quasiment le seul chef d’État à réfuter tout droit de l’Italie sur l’Éthiopie. LE 12/24 février 1893, l’Éthiopie dénonça le Traité d’Uccialli. En réaction à cela, les troupes armées italiennes envahirent le territoire des provinces de l’Éthiopie.
Dès les premiers jours de la guerre, Saint-Pétersbourg prit position en faveur de l’Éthiopie. Cette réaction était provoquée par la volonté de manifester de l’aide à la partie la plus faible, qui était dans son droit, mais aussi pour s’opposer à la Grande-Bretagne et à l’Italie dont les possessions coloniales étaient voisines de ce pays africain.
V.N. Lamsdorff adressa l’instruction suivante au Résident de l’Empire en Éthiopie, Konstantin Nikolaevitch Lichine : «Le Gouvernement Impérial nourrit actuellement aucun intérêt immédiat sur le Continent Africain. (…) Pour le Gouvernement Impérial, l’Abyssinie est au premier chef un moyen sérieux d’exercer une pression sur d’autres États, et pour ce faire, la protection de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de l’Abyssinie constitue le principe fondant notre politique dans ce pays».
L’écrivain militaire et journaliste, le Colonel de la Garde Y.L. Elets, accomplit une multitude de missions longues en Afrique. En 1898, il remarquait: «Qu’est donc l’Abyssinie pour nous? En quoi est-elle utile à la Russie? Pour répondre à cela, il suffit seulement de se souvenir du rôle important qui nous attend en Asie, du concurrent sérieux que l’Angleterre y constitue pour nous et de la sensibilité de tout ce qui se déroule en Afrique».
Outre les intérêts géopolitiques qu’elle représentait, l’Éthiopie était perçue par la Russie comme un pays orthodoxe, revêtu d’une grande signification sacrée: selon la légende, c’est précisément en Éthiopie que se trouvait l’Arche d’Alliance, et l’empereur d’Éthiopie était descendant direct de Salomon.
En 1894, une expédition de la Société Russe de Géographie fut envoyée en Abyssinie. Selon l’opinion de l’historien N.V. Malyguine, «son caractère avant tout militaro-politique ne peut être mis en doute. Cette expédition était accompagnée par l’officier N.S. Leontiev, l’Archimandrite Ephrem, le médecin et anthropologue A.V. Eliseev, et l’officier d’artillerie à cheval K.S. Zviaguine». L’Officier Iessaul de l’Armée des Cosaques du Kouban N.S. Leontiev devint le plus proche conseiller de Menelik II en matière de politique étrangère et de défense.
Le 23 juin/5 juillet, une importante délégation diplomatique séjournait à Saint-Pétersbourg. Elle était dirigée par le cousin germain du Négus, Ras (Prince) Damtou. Formellement, l’objet de cette mission était de déposer une couronne d’or sur la tombe du défunt Empereur Alexandre III. En réalité, Damtou apportait à l’Empereur Nicolas II une lettre de Menelik. Nicolas II reçut la délégation éthiopienne dans le Grand Palais de Catherine de Tsarskoe Selo. Le 30 juin/12 juillet 1895, la délégation fort exotique, fut présentée au couple impérial. Le Souverain écrivit à ce propos dans son journal: «Quand l’examen des rapports fut terminé, Alix et moi nous rendîmes dans le Grand Palais, où nous accueillîmes la délégation d’Abyssinie. De beaux hommes noirs étrangement vêtus, comme si la partie supérieure était incomplète. Nous conversâmes à l’aide de leur traducteur français, mais la conversation ne prit pas vraiment. Outre quelques cadeaux, on me remit l’Ordre du «Sceau de Salomon». Malgré la difficulté de l’entretien avec les envoyés éthiopiens qui maîtrisaient mal la langue française, les résultats de la rencontre avec Nicolas II leur furent significatifs.
La délégation emmena 135 grandes caisses de fusils et de munitions, ainsi qu’un énorme lot de sabres de cavalerie des usines Zlatóoust. De plus, l’Empereur Nicolas II fit cadeau à Menelik II de quatre cents mille roubles, pris de sa cassette personnelle, et remit à Menelik II l’ordre du Saint et Grand Prince Alexandre Nevski. Nicolas II transmit également une lettre à Menelik II, dans laquelle il exprimait sa gratitude pour l’envoi de la délégation et pour les cadeaux, et assura aussi le Négus de son immuable disposition favorable et de sa participation «au destin du peuple abyssin».
Le 22 juin/4juillet 1895, l’Ambassadeur italien J. Silvestrelli se présenta au Ministre des Affaires Étrangères, A.B. Lobanov-Rostovski, et lui déclara que la visite des Abyssins et «les honneurs rendus à la délégation» du Négus avaient produit «en Italie la plus regrettable des impressions», et que tout cela «ne correspondait pas aux relations amicales existantes entre nos deux Gouvernements». Lobanov-Rostovski répondit à cela que la Russie n’avait jamais reconnu le protectorat de l’Italie sur l’Abyssinie.
Pendant la guerre en Éthiopie déjà, cent trente mille armes à feu avaient été envoyées via Djibouti par la Russie et la France. L’Administration de l’artillerie avait envoyé à Leontiev, pour les Ethiopiens, trente mille fusils Berdana. En mars 1896, la section russe de la Croix Rouge envoya en Abyssinie un détachement sanitaire et un hôpital russe fut installé à Addis Abeba. Un insigne épinglé sur la poitrine fut imprimé, portant la mention: «A nos Frères Orthodoxes d’Abyssinie. La Croix Rouge Russe.»
En mars 1896, l’armée éthiopienne infligea une défaite cinglante aux Italiens lors de la bataille d’Adoua. Le 30 mars/11 avril 1896 l’Ambassadeur de Russie en Italie, A.G Vlangali, annonça par télégramme à Nicolas II, que lors d’un entretien avec le Ministre des Affaires Étrangères, O. Caetani, ce dernier avait exprimé sa préoccupation au sujet des réactions négatives suscitées dans l’opinion publique italienne par l’aide apportée par la Russie à l’Abyssinie, ce qui pourrait mener à la chute de son cabinet. Nicolas II répondit à cette communication : «Il est très important que nous soyons informés de l’état de l’opinion publique en Italie et des craintes concernant le sort de leurs Ministères».
Le 14/26 mars 1896, l’Ambassadeur du Royaume d’Italie à Saint-Pétersbourg, C.A. Maffei di Boglio, rapporta au Ministre des Affaires Étrangères, O. Caetani, que «Menelik II a télégraphié au Tsar son accord d’entamer des négociations de paix avec l’Italie dans le but de conclure une paix honorable et à la condition de préserver l’indépendance de l’Éthiopie». Nicolas II ordonna que la Russie fournisse toute l’aide diplomatique nécessaire aux succès des négociations. Le 1/13 avril 1896, Menelik II, dans une lettre adressée au «Tsar des tsars de Moscou, Nicolas II» sollicita l’aide nécessaire pour chasser définitivement les Italiens d’Abyssinie. Le 17/29 juillet 1896, le Ras Makonen exprima à l’Empereur Nicolas II sa plus profonde reconnaissance pour l’aide fournie à l’Abyssinie: «Que Dieu Vous bénisse. Je Vous informe que nos blessés sont soignés par Vos gens envoyés de Russie. Je Vous transmets ma gratitude et je Vous exprime ma joie. Jamais l’Éthiopie n’oubliera Votre faveur. Que Dieu Vous accorde longue vie et bonne santé. L’Éthiopie exprime son respect à tout le peuple russe ainsi que sa joie». Le 1/13 septembre 1896, Maffei informa le Vicomte Visconti-Venosta, qui remplaçait Caetani au poste de dirigeant de la politique extérieure de l’Italie, que «Menelik II avait adressé au Tsar la demande d’intervenir en qualité de médiateur dans le conflit italo-abyssin».
La Russie, et plus particulièrement l’Empereur Nicolas II en personne, jouèrent un rôle déterminant dans la victoire diplomatique de l’Éthiopie. Celle-ci estimait hautement la valeur de l’aide du peuple russe. Menelik II fit part au dirigeant du détachement sanitaire russe de la Croix Rouge, N.K. Chvedov, de toute sa gratitude pour «avoir pris soin d’envoyer dans notre pays des équipements complets et tous les médicaments nécessaires. Aujourd’hui, sur le dispensaire installé par la Croix Rouge, où flottait le drapeau de l’État de Russie, flotte celui de l’Éthiopie. Rien ne pourra nous séparer, vous êtes gravés en nos cœurs».
Selon l’avis de l’historien K.B. Vinogradov, les formes de collaboration empruntées par les deux pays et la politique de l’Empire russe envers l’Éthiopie et les territoires adjacents avaient objectivement un caractère anticolonialiste. En septembre 1897, Nicolas II envoya à Menelik II une mission diplomatique exceptionnelle dirigée par le Conseiller d’État en activité, P.M. Vlassov. La mission était composée de médecins, de militaires et d’instructeurs. Ce fut la première représentation diplomatique de la Russie avec l’Afrique Noire. L’escorte de l’envoyé exceptionnel comptait un détachement de 21 cosaques de la Garde du Régiment Atamanski, commandés par le Lieutenant P.N.Krasnov. Ayant parcouru plus de cinq cents kilomètres à travers montagnes et déserts, la mission entra, au début du mois de février 1898, dans la capitale du pays, nouvellement fondée par Menelik II: Addis Abeba. Ainsi furent établies les relations diplomatiques entre l’Abyssinie et la Russie. Après la victoire sur l’Italie, des gens de confiance du Tsar arrivèrent et devinrent les proches conseillés du Négus, au premier rang desquels on remarque le Général d’État-major L.K.Artamonov, qui se déplaça en compagnie d’un détachement de cosaques. Menelik II lui attribua le rang de Conseiller. La mission principale d’Artamonov fut une inspection minutieuse des lieux et l’aide à l’armée éthiopienne dans l’expulsion de militaires anglais ayant envahi certains territoires. Artamonov accomplit brillamment sa mission. En fait, Menelik II voulait obtenir la protection de la Russie mais aussi l’aide matérielle de l’Angleterre. En 1902, A.K. Boulatov écrivait: «Quand on étudie les relations mutuelles de la Russie et de l’Éthiopie, nous constatons que la Russie est la seule puissance qui fit preuve de sincérité et de sympathie généreuse envers l’Abyssinie. Cette sympathie et ce sentiment d’union avec l’Abyssinie furent les traits caractéristiques de la politique russe dans ce pays». Le caractère des relations entre l’Éthiopie et la Russie fut excellemment exprimé dans une lettre adressée par Menelik II, le 8 mars 1907) à Nicolas II : «Nous Vous transmettons notre sincère gratitude, ainsi qu’à tout Votre peuple, pour Votre aide et Votre soutien, Votre soin et Votre amour pour nous, pour tout ce que, pendant une longue période, Vous avez fait pour nous, Vos amis, l’Éthiopie Chrétienne Orthodoxe. Soyez béni pour Votre bienveillance et Votre bienfaisance au nom du Christ Jésus. Comment pourrions-nous Vous répondre sinon par notre gratitude? Nous nous souviendrons toujours de vos actes dans nos prières et dans nos âmes».
Longtemps, le peuple éthiopien conserva le souvenir de l’Empereur Nicolas II. Quand dans les années ’20, le grand scientifique soviétique Vavilov visita l’Éthiopie, il rencontra le Régent du Gouvernement, le Ras Tafari, qui bientôt deviendrait le Négus Haïle Selassié I. Vavilov se souvient: «Le Ras Tafari s’enquit de notre pays avec beaucoup d’intérêt. La révolution l’intéressait particulièrement, et surtout le sort de la Cour Impériale. Nous lui contâmes, en la résumant, toute cette épopée». Il est évident que compte tenu de la censure mise en place, le savant ne pouvait se permettre de décrire ouvertement l’affliction du dirigeant éthiopien au sujet du destin de l’Empereur Nicolas II, protecteur de son pays. Haïle Sellasié lui-même, lors de sa rencontre avec Vavilov ne pouvait supposer qu’un demi-siècle plus tard, il subirait un sort similaire, assassiné par des traîtres.
Traduit du russe
Source.