Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975) qui en 1949 rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il est proposé ici en entier, mais fractionné. Voici la treizième et dernière partie de ce long article. Les précédentes se trouvent ici.
Oui, voici un an, nous les Russes, espérions célébrer aujourd’hui le Triomphe de l’Orthodoxie avec eux, non pas comme l’antique Rus’ portant le joug, mais comme une Rus’ Orthodoxe libre et unie. Et nos souhaits ne s’arrêtaient pas seulement là. On avait déjà dessiné la croix qu’il allait falloir élever en haut de la coupole de Sainte Sophie à Constantinople. On était proche de l’accomplissement de la promesse faite par le Tsar de Moscou, Alexis Mikhaïlovitch, au nom de sa postérité et de tout le peuple russe, au Patriarcat d’Orient, la promesse de libérer les peuples orthodoxes du joug des infidèles mahométans et de rendre aux Chrétiens toutes les anciennes églises transformées en mosquées musulmanes.
La Russie aurait dû occuper les détroits de la Mer Noire, ne pas envahir la sainte capitale du Grand Empire d’Orient, mais restaurer ce Saint Empire de nos pères et enseignants dans la foi salvatrice du Christ, c’est-à-dire les Grecs, et conquérir la patrie de tous les vrais Chrétiens, c’est-à-dire la Terre Sainte, Jérusalem, le Sépulcre du Seigneur et l’unir par une large bande de terre au Caucase du Sud, installer en ces lieux saints des colons russes volontaires qui déferleraient en ces lieux saints en une quantité telle qu’en quelques années ils auraient transformé la Palestine et la Syrie en une sorte de Gouvernorat de Vladimir ou de Karkhov, tout en préservant évidemment les avantages du demi million de chrétiens et de leurs pasteurs qui, jusqu’à ce jour, survécurent là au joug turc.
Les Orthodoxes russes n’étaient pas les seuls à nourrir cet espoir et ils offrirent pour cela des centaines de milliers de leurs vies dans le pénible podvig de la guerre : cet espoir vivait, il inspirait, il consolait dans les afflictions, disons le sans exagération, tous les peuples orthodoxes du monde entier contemporain, toute la Saint Église Catholique et Apostolique. Toute entière, elle attendait en cet été de l’année 1918 du Seigneur qui s’annonce, un triomphe lumineux de l’Orthodoxie comme il n’y en eut plus depuis l’an 842, quand en mémoire de la victoire spirituelle sur les iconoclastes hérétiques fut institué la fête que nous célébrons aujourd’hui.
Et qu’en est-il? Au lieu de la libération des peuples orthodoxes asservis, l’Église de Russie est elle-même tombée dans un asservissement tel que n’en connurent pas nos coreligionnaires sous le joug musulman, ni sous le joug des hérétiques occidentaux, ni même nos ancêtres sous le joug tatar».
Devant ce tableau pénible, le prédicateur ne se laisse pas aller au découragement. Il rappelle longuement et avec amertume l’ombre lugubre que faisait planer depuis longtemps sur l’Église «synodale» la direction de celle-ci et s’abandonnait à un sentiment de joie de la restructuration de notre Église sur base du principe du retour du Patriarcat. Aujourd’hui, «elle est dirigée par le fiancé tant attendu par notre Église locale, et voilà que dans notre État disloqué, encerclé par les ennemis en furie de notre foi salvatrice, elle triomphe et bénit Dieu de lui avoir envoyé, comme une consolation au milieu de nos afflictions actuelles, ce dont elle fut privée pendant ses années de prospérité et de sécurité extérieures ». Mais il est possible de s’en réjouir uniquement parce qu’existe une autre source de joie : la préservation de ce qui était bon au cours des années écoulées dans la vie de l’Église russe. Et il s’agit de cette relation particulière des pasteurs russes et de leurs ouailles russes avec la vie et la foi. «L’Occident considère cette vie temporaire comme un amusement, et la religion comme un des moyens (d’ailleurs peu fiable) de maintenir cette prospérité. Les Russes, au contraire, même ceux qui ne sont pas très fermes dans leur foi, comprennent la vie comme un podvig, et ils voient le but de la vie dans la perfection spirituelle, dans la lutte contre les passions et l’acquisition des vertus, bref dans une chose que les Européens ne comprennent pas quand on aborde ces sujets avec eux.»
Le prédicateur est convaincu de ce que ceux qui se sont éloignés de Dieu ne forment pas la majorité du peuple russe.
«L’immense majorité du peuple russe qui, dans les villes et les villages, continuent, le visage en sueur, de travailler humblement à leur ouvrage et remplissent plus qu’auparavant les saintes églises jusqu’à en déborder, jeûnent, font l’aumône aux pauvres, cette majorité porte en son cœur les hauts commandements du Christ. Tout d’abord, elle ne ressemble pas du tout aux Européens contemporains : elle diffère d’eux par une ouverture inconnue de ces derniers, par la sincérité, la fiabilité, l’absence d’orgueil et de malice. Elle reçoit les accusations sans regimber, son cœur est prompt à s’attendrir et sensible à la prière… L’esprit d’héroïsme, la vision de la vie comme un podvig, est préservé dans l’Église seulement, et comme elle l’a préservé dans la majorité de ses fils jusqu’à ce jour, ce triomphe de l’Orthodoxie, c’est à raison que nous le célébrons aujourd’hui, comme le triomphe de la justice du Christ sur terre, et il sera célébré avec cette glorification enthousiaste du Bon Pasteur de nos âmes, comme les années précédentes, quand l’Église était dite dominante». Mais le prédicateur ne ferme pas ses yeux scrutateurs sur une autre perspective, plus terrible, à laquelle la Russie pourrait s’attendre. «Oui, continue l’Archevêque, il se prolongera dans le cas où le Gouvernement tomberait complètement sous la domination des ennemis, si même on persécutait ouvertement les Orthodoxes. L’Église triomphera dans son salut éternel, elle triomphera en ce que ses enfants iront au Christ, comme Il leur a promis : «Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux». Amin ».
Cette fin sombre nuance ce que le regard actuel considère comme l’incroyable optimisme dont est empreinte l’homélie et en dit long, peut-être, sur la clairvoyance et la conception pénétrante du Tsar Orthodoxe propre au hiérarque russe, cette fin sombre, prononcée à la face du bolchevisme triomphant qui dirigeait déjà le Kremlin ! Aux yeux du Métropolite Antoine, la Russie abandonnée aux bolcheviques demeurait la Sainte Rus’! Dans sa conception de la période impériale de son histoire, la Russie était obscurcie par l’ombre projetée par le synode, comme un principe mauvais remplaçant le Patriarche dans la vie de l’Église Orthodoxe!
Lentement, très lentement, afin de produire une action sensible sur le destin de la Russie, émergea dans la conscience des Russes, même, semble-t-il, des plus ouverts à la compréhension de la réalité concrète dans son essence «mystique», la représentation de la signification authentique du fait que la Russie ait abdiqué son Tsar. Nous tous, à des degrés différents, sommes coupables, et chacun d’entre nous, regardant à l’intérieur de soi, peut vraisemblablement s’adresser de sérieux reproches.
A de nombreuses reprises une observation faite par un écrivain français intelligent me vint à l’esprit : Quand, dit-il, on regarde en arrière, le passé semble lisse, bien damé, un chemin large, sur lequel les événements se déroulent naturellement, mais quand on tente de voir le futur, on s’imagine la muraille d’une falaise abrupte et on se casse en vain la tête pour trouver la mince crevasse par laquelle va s’écouler le cours des événements, pour l’élargir jusqu’à en faire un large passage…
D’où les politiciens et penseurs russes ont-ils donc attendu le salut de la Russie ? Mais la seule chose nécessaire, qui aurait signifié la guérison morale de la Russie, ils ne l’ont pas découverte dans leur économie spirituelle : le repentir du grand péché d’avoir rejeté le Tsar, qui s’avéra être en même temps l’abdication de la foi.
Malheur à notre monarchisme car il est au-delà des limites de la réflexion des politiciens-utilitaristes! Et il est impuissant devant le fait de l’effondrement spirituel de la Russie. La restauration de la Monarchie de Russie n’est pas un problème politique. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, à notre époque, seuls peuvent être de vrais politiciens ceux qui sont capables de percevoir l’essence mystique des choses et des événements. Seule la renaissance spirituelle de la Russie pourra lui rendre sa place dans le monde. Dans la mesure où dans le passé, nous cherchions des leçons, des signes lumineux, des guides spirituels pour créer notre futur, notre pensée ne devrait pas se tourner, vers des chefs politiques, quelle que fût la grandeur du service que ceux-ci rendirent jadis. En quoi pourrait nous aider un Pierre Ier, un Alexandre II, un Stolypine? Un retour à Moscou d’antan ne nous servirait à rien car ce que nous y avons cherché, c’était des leçons de sagesse politique! Ces leçons furent utilisées par les dirigeants actuels de la Russie, sans qu’ils ne le sachent. L’URSS, comme le remarqua le premier P.B. Struve, n’est-elle pas un État d’asservissement universel sans Dieu et sans âme, organisé de façon très semblable à l’expérience de Moscou de jadis, juste… avec l’inversion de l’indice spirituel?!
Il n’y a qu’un seul guide capable de nous rendre la Russie, celui qui posa ses principes, sous la forme de la Sainte Rus’, affermissant la grandeur du pouvoir de la Russie : Saint Vladimir! La Russie doit être «baptisée». Seul un nouveau baptême de la Rus’ peut faire à nouveau de celle-ci un Empire Orthodoxe dirigé par un Tsar.
Est-elle possible cette nouvelle renaissance spirituelle? Dans cette question réside l’existence de la Russie en tant que personne historique, qui nous est connue à travers l’histoire, et qui termina sa vie extérieure, d’État organisé, avec la chute du Trône de son Tsar. Il n’existe pas d’autre voie de redressement historique de la Russie. Et il ne s’agit pas seulement de notre problème, d’un problème russe. C’est un problème mondial, universel. Car de l’une ou de l’autre décision dépendra le sort du monde, ou plus précisément dépendra la question de la croissance du monde et de la proximité de la venue du huitième jour.
Traduit du Russe