Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975) qui en 1949 rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il est proposé ici en entier, mais fractionné. Voici la douzième partie. Les précédentes se trouvent ici.
Le Général Tikhmenev, Commandant des communications militaires sur le théâtre des opérations pendant la Grande Guerre, a partagé ses souvenirs des derniers adieux du Souverain avec ses collaborateurs de l’État-major général. Il souligne, entre autres, les paroles que le Souverain lui adressa ainsi qu’au commandant en chef de l’intendance de campagne, le Général Egoriev. Quelles paroles caractéristiques! Leur ayant serré la main à tous deux, le Souverain eut l’air pensif, une seconde, raconte Tikhmenev «ensuite, tournant son regard vers moi et me regardant avec insistance, il me dit ‘Souvenez-vous, Tikhmenev, ce que je vous ai dit, faites transférer sans faute tout ce qui est nécessaire à l’armée‘, et se tournant vers Egoriev:’Et vous, assurez-vous que tout soit reçu. C’est plus important maintenant que jamais. Je vous dit que je ne peux dormir quand je pense que l’armée a faim». Et l’adresse d’adieu du Tsar à l’Armée? On ne peut la lire sans être envahi par l’émotion. Quelle abnégation sans précédant y résonne, quelle dévotion au devoir de défendre le pays! Quel reproche terrible a dû constituer cet adieu du Tsar aux soldats, pour ceux qui luttaient contre le Tsar, le renversèrent et prirent sa place. Cela n’expliquerait-il pas pourquoi cette communication du Tsar remise par le Général Alekseev à l’Armée, ne fut pas communiquée au Gouvernement Provisoire pour diffusion?… Voici ce document : «Pour la dernière fois, je m’adresse à vous, mes soldats que j’aime chaleureusement. Après l’abdication du Trône de Russie, me concernant moi-même ainsi que mon fils, le pouvoir est remis au Gouvernement Provisoire, établi à l’initiative de la Douma d’État. Que Dieu aide à conduire la Russie sur le chemin de la gloire et de la prospérité. Que Dieu vous aide, remarquables soldats, à éloigner de notre Patrie l’ennemi maléfique… Cette guerre inouïe doit être poursuivie jusqu’à la victoire totale. Celui qui maintenant pense à la paix est un félon, un traître à la Patrie. Je sais que chaque honnête soldat pense ainsi. Remplissez votre devoir, protégez bravement notre Grande Patrie, obéissez au Gouvernement Provisoire, écoutez vos supérieurs, souvenez-vous de ce que tout affaiblissement de l’ordre ne peut que servir l’ennemi. Je crois avec fermeté que l’amour inconditionnel pour notre Grande Patrie n’est pas éteint en vos cœurs. Que le Seigneur Dieu vous bénisse et que Le Saint Georges, le Mégalomartyr Porteur de la Victoire, vous conduise à la victoire. Huit mars 1917, État-major général».
Pour le Tsar qui s’écartait, les pensées à propos de la Russie étaient indissociables de la confession de la Foi Orthodoxe : il ne pouvait penser la victoire que sous l’égide de Saint Georges le Mégalomartyr! Mais la Russie ne pensait et ne sentait déjà plus de cette façon. Prenant congé du Tsar, la Russie prenait congé de la Foi des pères. «Jamais la Russie ne sera vaincue et cela non seulement grâce à l’immensité de son territoire, mais plutôt à l’âme de son peuple, qui toujours brûlera et souffrira, brûlera et souffrira. Les Russes peuvent perdre le monde entier, ils conserveront leur âme». Voilà ce qu’écrivit, concernant la Russie, l’Archevêque de Londres pendant la Grande Guerre, communiquant à ses compatriotes et coreligionnaires l’impression réelle vécue par tout étranger sérieux et sensible. Et il en était ainsi. Maintenant, en l’absence du Tsar, la Russie avait abdiqué son âme. «Souviens-toi, Russie, s’exclama au milieu du XIXe siècle, au beau milieu des grandes réformes, alors qu’il était encore archimandrite, le célèbre prédicateur orthodoxe, futur évêque Jean (de Smolensk), que le jour où tu enfreindras ta foi, tu enfreindras ta vie…» Ce jour arriva avec le départ forcé du Tsar, lorsque le peuple russe abdiqua son Tsar. Alors le peuple russe put s’exclamer en versant des larmes «Nous sommes perdus, nous mourons…» Car vraiment «le Soleil s’était couché sur la Terre de Russie». Oubliant le Tsar, le peuple russe oublia la guerre, oublia la Patrie, oublia Dieu. «La Russie» cessa d’exister en tant qu’organisme synodal. Il ne resta qu’un temple disséminé dans lequel il n’était plus possible de rassembler quoi que ce soit de suffisamment solide pour défendre ni le Tsar, ni Dieu, ni la Patrie.
Dans le chaos qui s’en suivit, le sort du Tsar et de sa Famille était scellé. Avec une rapidité surprenante, il se retrouva sous surveillance, aux arrêts. Bien sûr, les calomnies se turent immédiatement quand s’ouvrit la possibilité de vérifier les faits. Le Tsar et sa Famille étaient purs comme le cristal, que ce soit dans les domaines politique, familial ou social. Mais quel sens cela pouvait-il encore revêtir? Qui pensait encore à la Famille du Tsar; tous pensaient à eux-mêmes, à leurs besoins et à leurs maux quotidiens qui se multipliaient de jour en jour… Abandonnés à eux-mêmes, isolés du monde extérieur, soumis à un régime oscillant entre la situation d’arrêt à domicile et de prison politique, le Tsar et sa Famille trouvèrent une extraordinaire force dans l’esprit chrétien. Ces gens remplis d’amour et humbles étaient rayonnants, et il fallait vraiment avoir perdu tout sens humain pour s’approcher d’eux sans éprouver à leur égard, sympathie et déférence. Ma mémoire n’a pas retenu de détails, mais je me souviens avoir entendu de la bouche du journaliste célèbre Pëtr Ryss le récit de l’impression ineffaçable que conservait un vieux révolutionnaire (dont j’ai oublié le nom) affecté temporairement à la surveillance de la Famille du Tsar : il était incapable de parler d’eux sans un émouvant sentiment de tendresse.
Il suffit de lire les livres des Généraux Dieterichs ou Sokolov pour sentir en soi l’action de cette fascination de pureté et de sainteté. Et les prières en vers de la Grande Duchesse Olga, conservées jusqu’aujourd’hui ! Les enfants russes devraient les apprendre… La Dextre de la Providence Divine cultivait ce qu’elle avait semé. Et le jour arriva, où les Anges reçurent dans leur étreinte lumineuse les âmes lumineuses du Tsar et des membres de Sa Famille… L’enchaînement fatidique des événements aboutit au crime atroce d’Ekaterinbourg. Le sang du Tsar teinta la Russie. Le dernier Tsar de Russie mourut une mort de martyr. Il semble que personne n’accorda la moindre attention à l’extraordinaire coïncidence, qui incite à une méditation mélancolique sur le destin de la malheureuse Russie. «Jour d’affliction», le jour du crime affreux d’Ekaterinbourg coïncide avec le jour où on fait mémoire du Saint Prince André Bogolioubski, c’est-à-dire ce prince russe qui, sinon par le titre, du moins par son existence, à la réflexion, fut le premier Tsar russe! Ce monarque mourut une mort en martyr, il paya de sa tête le fait d’être venu quasiment quatre siècles avant son temps. Et voilà que le jour même où l’Église fait heureuse mémoire du monarque martyr qui a rejoint le chœur des saints, précurseur de l’idée d’un Empire Orthodoxe, tombe en victime pour la même idée le dernier des Tsars de Russie. La chaîne du temps s’est bouclée. Et de façon remarquable, encore. La chute du Trône du Tsar en Russie, la chute-même de l’Autocratie, se produisit au moment où la Russie, pour la première fois de toute son histoire, avait atteint le but même de son activité vitale d’empire Orthodoxe! Le renversement du Tsar coïncidait avec la fin victorieuse de la Grande Guerre pour l’armée russe. Que promettait, entre autres à la Russie, une issue victorieuse à la guerre? La réponse à cette question nous est donnée dans une remarquable homélie prononcée en l’église du Christ Sauveur par le Métropolite Antoine lors de la Semaine de l’Orthodoxie à Moscou en 1918. Ce hiérarque renommé commence par indiquer que le Triomphe de l’Orthodoxie, à la différence de l’habitude qui avait prévalu pendant quatre siècles et demi, de le célébrer dans l’ancienne Cathédrale de la Dormition, est célébré maintenant en l’église du Sauveur. Pourquoi? La route du saint Kremlin est coupée! Pasteur et troupeau ne sont pas autorisés à se rendre à leur antique et miraculeuse église de la Dormition! Le prédicateur attire plus loin l’attention des fidèles sur le surprenant contraste par rapport à l’année précédente, quand à la mi-février on s’attendait à tout à fait autre chose de l’année qui venait de commencer.
«Alors, nos fidèles soldats formait un mur menaçant face à l’ennemi et s’étant renforcés en quadruplant hommes et armes, étaient sensés devenir un fleuve invincible qui allait s’écouler en terres ennemies vers Vienne et Berlin et atteindre leur but que le peuple russe avait fait sien au début de cette guerre sainte et désintéressée, c’est-à-dire la libération des vaillants peuples orthodoxes serbes de l’asservissement et des agressions des hérétiques, prêter main forte à la communauté de nos frères qui faisaient appel à la Russie, nos frères de sang de Petite-Russie et de Galicie, et libérer du joug des étrangers leur patrie, notre patrie, apanage de Saint Vladimir-égal-aux-Apôtres, la Galicie russe, et ce qui est tout aussi important, donner à ses fils, nos frères, la possibilité de revenir dans le sein de la Sainte Église, échappant à l’hérésie uniate, dans laquelle ils furent attirés de force et asservis par la perfidie des jésuites.(A suivre)