Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975) qui en 1949 rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il est proposé ici en entier, mais fractionné. Voici la dixième partie. Les précédentes se trouvent ici.
La Catastrophe.
«Mon père tomba suite à une brèche, mais le coup porté contre lui le fut en réalité contre la société chrétienne. Elle mourra, si les forces sociales ne s’unissent pas pour la sauver». Voilà ce qu’écrivit l’Empereur Alexandre III en 1881, encore sous l’impression fraîche de la catastrophe du premier mars, à l’Empereur François-Joseph. Le règne de l’Empereur Alexandre III fut une époque d’apaisement intérieur;la révolution se mit à couvert. Rapidement, la Russie reprit des forces, l’énergie revint. Mais il ne s’agissait que du calme avant la tempête. L’union consciente des forces sociales autour du Tsar pour sauver la «société chrétienne» n’eut pas lieu!
La tempête reprit avec une force nouvelle avec le règne du fils de l’Empereur Alexandre. Il ne faut toutefois pas s’imaginer que la révolution bénéficiait de cadres puissants à l’époque de Nicolas II:ils étaient infimes par comparaison à la puissance de l’État russe. Le malheur résida en ce qu’au sein de la société disparaissait avec une vitesse menaçante la capacité de s’opposer au poison de la révolution, et le souhait même de manifester quelque opposition s’éteignit. Elle était malade, la Russie. Le processus de la maladie se développait à vue d’œil. Était-ce une maladie mortelle? Hélas! Même les cœurs les plus vaillants n’offrirent aucune aide! Et le grandiose chambardement de 1905 ne fournit aucun impact salutaire.
«Les gens devenaient des bêtes, des bêtes vicieuses, implacables, indomptables sinon par les armes. Les fusils et les mitrailleuses commencèrent à crépiter… Et dans les vieilles églises de la capitale russe, nous priions dans le vacarme des fusillades, comme dans une ville assiégée…», écrivait l’Archevêque Nikon dans les «Feuillets de la Trinité», à l’occasion du Nouvel An 1906. «Ainsi se termina l’année, cette année noire, cette année de ténèbres, cette année ignominieuse, cette année de grande affliction et de colère divine… Qu’endura le malheureux cœur russe? Quelles épreuves traversa le cœur de notre Tsar bon, doux et débordant d’amour, notre Tsar qui endura tant de souffrance , en réalité, un martyre? Ces tourments qui ravagèrent son cœur ne furent-ils pas plus accablants encore que ceux du Grand et Juste Job de l’Ancien Testament, qui endura lui aussi de longues souffrances? Seigneur, jusque quand?! Serait-il possible que la fiole de Ta colère ne fût pas encore vide? Ou s’abattra-t-elle encore sur nous Ta main qui punit? Oh, épée de Dieu! Quand t’apaiseras-tu? Quand rentreras-tu dans ton fourreau? Déjà s’écoulent les rivières de sang et les ruisseaux de larmes, déjà s’élèvent les gémissements des veuves désemparées et des malheureux petits orphelins:par ce sang, par ces larmes, par ces gémissements, aie pitié, Seigneur de notre Rus’ si pécheresse!… Ne Te souviens pas de nos fautes, baisse Ta main qui châtie, rentre Ton épée dans son fourreau, souviens-Toi de Ta miséricorde d’antan et prends en pitié notre malheureuse Patrie! Que Ta force se lève et vienne nous sauver!» Voilà comment s’émut ce bon fils de l’Église devant les troubles de 1905-1906. Mais ce ne fut pas ainsi que la société russe comprit cette terrible leçon. Elle ne comprit pas les signes de la colère de Dieu! Et de toutes façons, elle pensait peu à Dieu.
Une nouvelle période de prospérité commença, plus brillante encore que celle qui prévalut sous l’Empereur Alexandre III. Mais cette miséricorde divine ne mena pas au salut, et ils ne firent pas réfléchir la société russe, ces dons divins qui pleuvaient à nouveau sur la Russie. La société n’ouvrit pas les yeux, elle ne guérit pas de l’ivresse révolutionnaire. Elle n’avait rien appris:on ne vit pas se former un front conservateur uni autour du pouvoir du gouvernement, alors que la dernière heure avait sonné. L’antithèse ‘nous’ et ‘eux’ conservait toute sa force. La vague d’opposition se déploya de manière fabuleuse;les «gens les meilleurs» étaient prêts à aller aussi loin qu’il le fallait dans le sens de la conciliation avec la révolution;il fallait surtout ne pas se trouver aux côtés du Gouvernement du Tsar.
C’est dans les jours de février que la Russie subit le paroxysme destructeur et mortel de la fièvre révolutionnaire. Les désordres qui survinrent à Petersbourg ne représentaient pas un danger en soi. Ils auraient pu être réprimés relativement facilement. Des interruptions peu importantes dans la livraison de denrées alimentaires prirent de l’ampleur dans les imaginations déjà enflammées de la société au point de donner à la société le droit de «descendre dans la rue» afin d’exiger du pain. Les circonstances objectives ne correspondaient pas à ces «émeutes des affamés»:la Russie en général, et d’autant plus Saint-Pétersbourg ne vivait pas plus mal, et peut-être mieux qu’avant la guerre. Une évaluation sobre de la situation, effectuée par le regard d’un administrateur expérimenté, aurait suggéré facilement les mesures indispensables dans pareils cas et qui sont normalement mise en œuvre spontanément par l’instinct de conservation de tout gouvernement. Toutefois, la Russie était arrivée au point où son instinct de conservation avait cessé de fonctionner:on ne trouva pas les forces de l’ordre, policières ou militaires minimes capables d’écraser dans l’œuf la rébellion qui s’abattit impitoyablement sur la vie russe au moment où la Russie était plus proche que jamais de remporter la guerre. Dans une sorte d’extase maladive de rébellion frénétique, la Russie devint soudainement folle et une fraction d’instant, la rébellion de traîtres s’orna aux yeux de la société de l’auréole de la «révolution», devant laquelle s’inclinèrent avec impuissance les forces policières et militaires. Le Tsar fut quasiment le seul dont la conscience nationale ne se troubla pas. Sa santé spirituelle n’était en rien affectée par les tendances corruptrices de son temps. Il continua à voir les choses simplement et clairement. Dans la capitale, à l’apogée de la guerre, la Grande Guerre, dont l’issue devait déterminer le destin du monde, éclatait une émeute de rue! Il eût fallu la réprimer sur place, avec une implacabilité instantanée, qui dans pareils cas est l’unique méthode qui garantit des pertes de sang minimales. Pour le Tsar, c’était très clair, comme était aussi clair pour lui, lors de confrontations antérieures avec l’opinion publique, qu’en temps de guerre, et de plus à la veille de la victoire finale sur l’ennemi, il est exclu de s’occuper de réformes organiques intérieures qui affaiblissaient le pouvoir régnant. Le Tsar était au front, à la tête de l’armée qui demeurait soumise. Il lui suffisait dès lors, dirait-on, de mettre un terme à cette émeute! Mais pour cela, il eût fallu que ce qui se produisait dans la capitale fût perçu par les forces gouvernementales et sociales à la tête de la Russie, précisément comme une émeute. Pour cela, il eût été nécessaire que le Tsar puisse aller maîtriser l’émeute dans la capitale, en tant que Tsar de Toutes les Russie, sauvant la Patrie de l’ennemi intérieur sous la forme d’une émeute de la canaille qui menaçait l’existence du pays!
Il n’en fut pas ainsi.Entre la canaille en rébellion et le Tsar existait une barrière séparant le pays de son Guide, son Tsar Oint de Dieu. Et l’émeute se transforma non pas en groupes isolés, en gens séparés;elle prit l’aspect d’une coalition d’une ampleur grandiose rassemblant des gens de toutes les qualités, de toutes les orientations de pensée qu’unissait non l’idée de former bloc autour du Tsar afin de défendre le pays, mais au contraire, l’idée d’empêcher le Tsar de manifester sa volonté de pouvoir, l’idée, terrible à dire, de sauver le pays du Tsar et de sa Famille. (A suivre)