Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975) qui en 1949 rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il sera proposé ici en entier, mais fractionné. Voici la quatrième partie. Les précédentes se trouvent ici. La lecture des dix dernières lignes de la troisième partie facilitera la lecture du début du présent texte.
Le deuxième système est, peut-être, plus délétère encore. Il consiste à enseigner aux enfants, dès leur plus jeune âge, la réalisation des rites religieux, prières, fréquentation de l’église, etc. Les parents concernés invoquent d’habitude le fait que l’aspect extérieur de la religion est l’expression, et en même temps le moyen d’éveil, de besoins intérieurs, de la même façon que naissent le cri de joie et le frisson d’effroi. Quel sens peut avoir la prière d’action de grâce à Dieu dans la bouche d’un enfant, alors qu’il n’en a pas le ressenti? Nous trouverions parfaitement absurde le système d’éducation qui obligerait par exemple les enfants, chaque jour à une certaine heure, d’exprimer haut et fort la joie, non seulement en paroles mais avec l’expression corporelle qui accompagne celle-ci. Et pourtant, n’est-ce pas ce que l’on fait avec les enfants en les obligeant à lire et réciter, sans en comprendre le sens, des prières toutes faites, etc.? Ce système est plus dangereux qu’il ne le paraît à première vue. Il hypnotise l’enfant, souvent pour toute sa vie. L’éducation de l’enfant dans la piété envers tout ce qui concerne l’église prive le jeune de liberté dans ses recherches religieuses. Soit elle le pousse à craindre inconsciemment la négation, à être timide et inconséquent, de peur de détruire le monde douillet des habitudes et idées enfantines, ou au contraire, dans sa lutte permanente contre ces habitudes malaisées à déraciner, elle le pousse vers une négation irritée et radicale, mais ce n’est pas tout. Les partisans de l’éducation ecclésiale-religieuse ne s’arrêtant pas à la suggestion du sentiment religieux. Ils s’efforcent de communiquer à l’enfant le cycle bien connu des concepts religieux sensés être les réponses toutes faites aux plus profondes énigmes du monde. Dans la famille, mais plus encore à l’école, l’enfant reçoit une quantité de connaissances dogmatiques selon lesquelles Dieu est, Il a créé le monde, etc. On sait le caractère que revêt l’enseignement de la religion dans nos écoles. Les professeurs de religion d’enfants de huit ou neuf ans sont obligés (par le programme) de communiquer les concepts généraux concernant «Dieu, Créateur du monde, Son Omniscience, Sa Toute-puissance, Sa bonté, … les anges, l’âme de l’homme, créée à l’image de Dieu», etc.
Que comprend l’enfant? Avec détails, l’auteur expose précisément les différents maux qui découlent d’une pareille éducation pour l’esprit, la volonté et le sens moral de l’enfant. Qu’en est-il, par exemple de l’idée de l’interférence permanente de Dieu dans l’ordre naturel des choses, qui est de cette manière instillée dans les enfants? Pénétrant le corps et le sang de l’enfant, elle devient habitude, paralyse la raison et enracine le fatalisme; à quoi bon essayer de connaître les causes, à quoi bon réfléchir à l’avance? Dieu a envoyé cela. Dieu n’a pas permis ceci. Comme Dieu le voudra, et tout est dit».
L’auteur de la brochure a son propre système: il faut développer le sens du lien avec le monde, l’idéalisme! Le recenseur n’est pas d’accord. Il faut inculquer à l’enfant le sentiment d’un lien avec le monde qui ne soit pas accessible à la raison: «Toutes les religions, selon le recenseur, sortent de ce terreau: que l’enfant choisisse ou non une quelconque religion dogmatique plus tard, dans tous les cas, nous devons éveiller en lui la religiosité, qui n’est rien d’autre qu’une intelligence tout-englobante».
Ce contexte que nous venons d’esquisser rapidement suffit pour nous permettre de nous représenter qui fut notre dernier Tsar, pour ressentir réellement l’infranchissable gouffre qui séparait le Souverain Empereur Nicolas Alexandrovitch et la société russe. La solitude et l’isolement, voilà à quoi était condamné cet authentique et fervent Chrétien orthodoxe sur le Trône du Tsar Orthodoxe. Par ces qualités qui lui étaient propres et faisaient de lui le Tsar Russe idéal, il devint pour les «meilleurs hommes» de sa Terre, énigmatique et incompris! Voilà la racine de la tragédie nationale et sociale de tout son règne, voilà la racine de la catastrophe que généra cette tragédie.
Le Secret de la personne du Tsar.
La tragédie morale déterminée par l’incapacité de la société russe éduquée de comprendre la beauté spirituelle et la hauteur morale de son Tsar, et même de reconnaître et évaluer objectivement et en toute bonne conscience sa personnalité, fut un jour exprimée de façon très forte par l’Évêque Jean de Shanghai, dans l’homélie qu’il prononça avant la célébration de l’office pour le repos des âmes de la Famille Impériale. Dans cette homélie, Vladika interpréta de manière tout aussi forte l’effroyable péché du meurtre du Tsar, qui pèse sur tout le peuple russe dans son ensemble. Le Tsar-Martyr, dit Vladika, ressemblait surtout au Tsar Alexis Mikhaïlovitch le Très Paisible, mais il surpassait celui-ci par sa douceur inébranlable… Sa physionomie morale et spirituelle intérieure était si belle que les bolcheviques eux-mêmes, souhaitant le dénigrer, ne pouvaient lui reprocher que sa religiosité.
On sait avec certitude qu’il commençait et terminait ses journées par la prière. Il communiait toujours lors des grandes fêtes de l’Église, se mêlant alors au peuple qui s’avançait vers les Saints Dons, comme ce fut également le cas lors de l’invention des reliques de Saint Seraphim. Il fut un exemple de chasteté et de chef de famille orthodoxe, éduquant ses enfants dans la préparation à servir le peuple russe, et dans le strict apprentissage des labeurs et ascèses qui les attendaient. Il fut particulièrement attentif aux besoins de ses sujets et voulait comprendre clairement et sans retard, leurs labeurs et leur service. Tout le monde se rappelle l’événement au cours duquel il parcourut seul plusieurs verstes harnaché du brêlage de combat complet du soldat, afin de comprendre réellement les conditions dans lesquelles ce dernier devait servir. Il effectua cette marche absolument seul, démentant de la sorte les affirmations calomnieuses selon lesquelles il craignait pour sa vie… On dit qu’il était crédule. Mais Saint Grégoire le Théologien, ce grand père de l’Église, affirmait qu’au plus le cœur est pur, au plus il est crédule. Et comment la Russie récompensa-t-elle le cœur pur de son Souverain qui l’aimait plus que sa propre vie? Elle le paya par des calomnies. Il était d’une haute moralité, et on se mit à parler de sa débauche. Il aimait la Russie, et on commença à dire qu’il la trahissait. Même des proches répercutaient ces calomnies et se répétaient l’un l’autre des rumeurs et des racontars. Sous l’influence néfaste des uns, et la dépravation des autres, les rumeurs s’amplifièrent et l’amour pour le Tsar commença à refroidir. Ensuite, on se mit à parler de danger pour la Russie et à envisager des moyens permettant de se libérer de ce danger inexistant. Et au nom d’un soi-disant salut de la Russie, on commença à dire qu’il faudrait destituer le Tsar. Ces malicieuses manipulations produisirent leur effet: elle séparèrent la Russie de son Tsar, lors des instants terribles de Pskov, il demeura seul… Effroyable abandon du Tsar…
Ce n’est pas lui qui abandonna la Russie, c’est la Russie qui l’abandonna, lui qui aimait cette Russie plus que sa propre vie. Voyant en cela l’espoir de ce que son abaissement puisse apaiser et réduire les passions populaires, le Souverain accepta d’être retiré du Trône… Ceux qui voulaient renverser le Souverain laissèrent éclater leur jubilation. Les autres se turent. Survint ensuite l’arrestation du Souverain. La suite des événements était inévitable… Le Souverain fut assassiné. Et la Russie se taisait… C’est un immense péché que de lever la main sur l’Oint de Dieu… La vengeance ne peut épargner même la moindre des participations à pareil péché. Nous disons dans l’affliction: «Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants». Mais souvenons-nous de ce que ce crime accompli le jour de la fête de Saint André de Crète, nous appelle à une repentir profond… Et notre repentir doit être complet, sans la moindre justification, sans aucune réserve, et accompagné de la condamnation de nous-même et de toute cette atrocité dès son origine…»
Et toutes les atrocités contemporaines en Russie portent en elles, dans une certaine mesure, la culpabilité du meurtre du Tsar: ceux qui n’agirent pas par leur complicité agirent par leur tolérance! Mais alors, ce qui est plus effroyable encore que l’admission par toute la Russie de sa culpabilité du crime, c’est la constatation du peu d’effet produit précisément en ce sens par le meurtre du Tsar à Ekaterinbourg sur la société russe. Tout le monde était prêt à accuser les bolcheviques. Tout le monde était d’accord. Mais est-ce là le problème? La corruption était monnaie courante chez les bolcheviques. Mais enfin, ils ne firent que prononcer la dernière lettre d’un horrible alphabet dont ils n’étaient pas les inventeurs. Rares étaient ceux qui voulaient réfléchir à ce qui était à l’origine de ce cruel et abominable alphabet. Et elles sont tout particulièrement étonnantes, la lenteur et la difficulté avec lesquelles s’ouvrirent les yeux de ceux mêmes qui «voyaient clair» quant à la personnalité du Tsar. Comme il fut difficile à la société russe éduquée d’abandonner son habitude de regarder de haut le doux Oint du Seigneur! Voici comment S.S. Oldenburg, le meilleur biographe du Tsar, décrit rétrospectivement cette posture repoussante de la société russe: «Méprisant avec un parti pris persistant toutes les informations authentiques au sujet du Tsar et de la Famille Impériale, l’intelligentsia russe prenait pour acquis et mémorisait le contenu des pamphlets révolutionnaires clandestins, suite à sa prédilection pour l’affabulation. Elle traquait le moindre chuchotement de commérage des courtisans, la moindre insinuation d’un dignitaire en disgrâce. Les cercles intellectuels cultivaient l’opinion selon laquelle le Souverain était un homme ignare, limité, d’aucuns allaient jusqu’à dire «simple d’esprit», dépourvu de volonté, et de plus, méchant et traître.
Même son grade militaire, qu’il conserva dans la mesure où son père était décédé alors que le Souverain avait seulement 26 ans, fut prétexte à le blâmer, le qualifiant de «petit colonel», de «colonel d’armée (sic) moyen», etc… Et il ne faut pas s’imaginer que pareille opinion du Tsar était propre aux seuls gens malintentionnés ou douteux, indifférents ou même hostiles au monarchisme. Les monarchistes, sympathisant personnellement avec le Souverain ne voyaient pas moins souvent en celui-ci un personnage un peu navrant. C’est avec malice que la société libérale fut captivée par l’idée que ce Tsar était un double de Fiodor Ivanovitch1 , idée poussée délibérément jusqu’à la mise en scène caricaturale d’un pauvre simplet. Et c’est avec tristesse, le cœur lourd, hochant sombrement la tête que les monarchistes convaincus tenaient le même discours, ne voyant pas dans le Tsar ce qu’ils auraient voulu trouver en lui, ne sentant pas sa main ferme gouvernant le navire de l’État. On peut comprendre, et dans un certain sens justifier, ceux qui pensaient cela «alors»; ils n’avaient aucun recul et leur perspective était déformée. Mais «maintenant», après tout ce qui s’est passé, est-il encore permis de reproduire les mêmes clichés?
En attendant, le Tsar est demeuré incompris après sa mort en martyr, mais sa relation à la société est elle-même demeurée également incomprise, tellement était profond le recul spirituel et psychologique de la société éduquée par rapport au fondement de la Sainte Rus’, de la compréhension de l’essence du pouvoir exercé par l’Autocratie sur la Rus’! (A Suivre)
Traduit du russe