Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), publié au Monastère de Jordanville en 1970, réédité à Moscou en 2000 et aujourd'hui malheureusement introuvable, écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975). Kyrill Iosiphovitch Zaïtsev naquit à Saint-Pétersbourg. Fonctionnaire au Département du Sénat, dès le coup d’État de 1917, il partit d'abord à Moscou, et ensuite, au Sud de la Russie, à Paris, et à Kharbine, en Mandchourie, où il enseigna à l'Université. Après le décès de son épouse, il fut ordonné prêtre, en Chine, pays qu'il quitta en 1949, en compagnie de Saint Jean (Maximovitch). Installé d'abord en Californie, dès 1949, il s'en éloigna et rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire et reçut la tonsure monastique et le nom de Konstantin, en décembre de la même année. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il sera proposé ici en entier, mais fractionné.
La Russie et le Tsar
«Grandeur et décadence de l’Empire Romain» ; c’est ainsi que Montesquieu intitula jadis sa célèbre étude des causes de la chute du grandiose modèle culturel, politique et étatique, du monde de l’Antiquité. C’est sous semblable intitulé que l’on pourrait rédiger aujourd’hui l’étude du destin de la Russie, à cette différence, que, sans doute, plus grande encore, et certainement plus terrible, fut la chute du corps de l’Empire, après celles de la première et de la deuxième Rome, plus terrible par la rapidité de son renversement, réellement instantané, et par la profondeur de la chute, radicalement insondable.
L’ampleur de la catastrophe est d’autant plus étourdissante que, nonobstant les sentences fréquentes, fondées sur rien, sinon une ignorance pénible et un malicieux parti pris, cette catastrophe ne fut causée par aucune raison objectivement plausible. Elle survint dans des circonstances caractérisées par un essor tellement éclatant des forces vitales, et au sein d’une abondance ouvrant si largement les possibilités concrètes d’un essor futur plus resplendissant encore, que de leur pratique politique concrète, les esprits humains les plus perspicaces, dirigés par la volonté humaine la plus sensée, auraient été forcés de conclure à l’hypothèse de la probabilité intégrale de nouveaux succès pour la Russie, d’une nouvelle expansion de sa puissance et de nouvelles réussites économiques et culturelles.
En effet, dans littéralement tous les articles, la croissance de la Russie était figurée par une brusque courbe ascendante : prospérité économique, civisme, puissance politique, puissance militaire, enseignement, sciences, progrès technique, toutes formes d’art ; en tous ces domaines, la Russie établissait des records et atteignait des niveaux inégalés que nous sommes aujourd’hui seulement en mesure d’évaluer en contemplant mentalement tout le chemin parcouru par l’histoire russe.
Dans l’étendue sans borne de l’espace russe a fleuri un nouveau monde culturel qui s’est approprié facilement et librement toutes les réalisations de l’Occident tout en évitant cette admiration aveugle devant les biens matériels, ce pragmatisme étroit, cette ladrerie recroquevillée, cette étroitesse des horizons spirituels, cette mesquinerie culturelle et morale, qui constituent, dans la mesure que l’on sait, la force de l’humanité occidentale, et qui, en même temps, appauvrit immanquablement sa vie. D’une démarche aisée, mais légère et libre, la Russie a fait son entrée dans l’arène mondiale, comme un sorte de puissant géant, qui en toutes choses peut se permettre d’être, communément, large et généreux, y compris en politique, même quand celle-ci dépasse les limites des intérêts commerciaux, et est déployée, selon la conception occidentale, par égoïsme national et machiavélisme principiel. Un autre luxe que put se permettre la Russie : ne pas s’auto-promouvoir ! La Russie n’a pas hurler pour se faire entendre, la Russie a discrètement gardé le silence. Non seulement la Russie ne brigua aucune reconnaissance, elle était plutôt embarrassée par l’éclat de ses manifestations… Et soudain : la catastrophe, subite et étourdissante ; elle abroge complètement et définitivement tous les «coefficients» à plusieurs chiffres à l’aide desquels on mesurait avec emphase le «progrès» dans tous les secteurs sociaux, politiques et culturels de la vie en Russie. Un champ sauvage ! Une zone sinistrée ! Finie, la Grande Russie. Son apparence majestueuse se dissipa comme dans un mirage. Elle perdit jusqu’à son nom et s’emballa dans un modèle d’État impie d’envergure mondiale, mais dépourvu de toute parenté organique avec l’ancienne Russie et se fixant pour mission directe la destruction consciente et intégrale de l’ordre divinement institué sur l’étendue de la planète terre toute entière. Le souvenir de l’authentique Russie subsista uniquement dans sa grandiose culture originelle qui continue à être grande et, en fin de compte, réellement forte, pénétrant encore et toujours plus profondément dans la conscience du monde. Et l’idée d’un singulier mystère, d’une dimension providentielle du destin de la Russie, frappe avec une insistance grandissante à la porte de la conscience du monde. N’était-ce pas par un miracle de la grâce divine que se produisit son développement d’autrefois, dont voici deux siècles l’Allemand russifié B.K. Minikh, qui contribua tellement à la grandeur de la Russie, put dire : «L’État russe a, vis-à-vis des autres, l’avantage d’être dirigé par Dieu Lui-même ; autrement, il serait impossible d’expliquer comment il existe»? Ne serait-ce pas par le miracle du châtiment divin que se produisit son effondrement? Au regard de l’œil spirituel, l’Histoire de la Russie se tient, comme une unité fermée, dans toute sa grandeur, dans toute sa particularité spirituelle, dans toute son intégrité culturelle. Et de plus en plus souvent, l’homme qui n’a pas perdu le sens du salut de son âme se demande : ne renfermerait-il pas en lui-même une sorte de secret salutaire, ce monde merveilleux, original, comparable à rien d’autre, et ouvert aujourd’hui à l’observation et à la réflexion sur son propre chemin de vie, du début… jusqu’à la fin ?
Oui! Jusqu’à la fin! Ce mot dur qu’il ne faut pas prononcer ! Car nous ne savons pas ce que nous prépare le futur. Dans le présent, nous voyons une rupture totale de la continuité avec le passé, l’abandon de la réalité que nous étions habitués à appeler Russie. Depuis l’abdication du Tsar, le Trône vide, le renversement de la Dynastie, la mort en martyrs des membres de la Famille du Tsar, il n’y eut plus de Russie. Ses «coefficients» de progrès disparurent en fumée. Et si de nouveaux surgissent, ils le font sur un plan essentiellement différent, qui n’est bénéfique ni à la Russie ni à l’humanité, mais qui constitue plutôt un danger direct. Ce qui se dresse maintenant à la place de la Russie, ce n’est pas la Russie. En terre russe, la Russie se cache dans la clandestinité, la Russie vit à l’étranger, la Russie resplendit dans son passé, la Russie se rêve dans un futur, la Russie mûrit peut-être, là, à l’intérieur, sous une forme éparpillée. Mais actuellement, elle n’existe plus sous son aspect d’entité nationale et d’État. Ce qui faisait la personnalité vivante de la Russie a perdu son lien avec son existence en tant qu’État national. La Russie a vécu ce qui survient aux hommes, souffrant de troubles et de défaillance de la conscience et de torpeur de leur libre volonté. L’âme vivante se réfugie dans les profondeurs, et l’homme «visible» devient un pantin au bénéfice de forces étrangères et hostiles. Parfois cet homme vit une vie physique quasi normale, accomplissant des démarches réfléchies, et même soigneusement préparées, mais il ne se connaît pas lui-même, il ne se souvient pas, il n’a pas conscience de son comportement, il n’a pas découvert son propre ‘je’. Un tel homme a perdu sa «personnalité» ; un esprit inconnu vit en lui.
La Russie a perdu sa personnalité! Elle s’est défaite de sa propre conscience nationale. Cette terrible misère mûrissait évidemment depuis longtemps, mais elle a éclaté sous nos yeux, sous forme d’une obsession violente et soudaine. En réalité, quand on réfléchit au sens du fameux «février», pour une partie de la société russe, il est encore et toujours entouré d’un halo bleu lumineux, qui serait soi-disant assombri uniquement du fait de l’intervention postérieure du ténébreux et abominable «octobre» bolchevique. En attendant, c’est précisément sous la forme de ce février «lumineux» que s’accomplit ce qui, pour tout homme moralement sain, qui ne s’est pas détourné du terreau russe, pour l’homme russe, indépendamment de ses orientations morales et politiques, a toujours été, depuis les temps immémoriaux, la chose la plus effroyable qu’il puisse s’imaginer : une révolte préméditée contre le Tsar ; non pas contre un Tsar particulier, au nom d’un autre Tsar, mais contre le Pouvoir du Tsar de façon générale ! Et que se passa-t-il ? La Russie célébra cette voyouterie répugnante avec une allégresse festive, comme un printemps, comme la libération d’une malicieuse captivité, comme l’aube d’une nouvelle vie lumineuse ! Et ce fut le fait de toute la Russie, du peuple russe tout entier, dans toutes ses composantes sociales ! N’est-ce pas démoniaque ? Ne s’agit-il pas d’une crise de possession maléfique ? Avec cela, la Russie expirait. La grâce de Dieu l’avait quittée : le février «frivole et agité, ingénu et rêveur» fut suivi par la Némésis de l’«octobre» sanglant et maléfique, lugubre et concentré, qui écrasa la Russie. Plus d’un quart de siècle s’est écoulé, et la Russie est encore incapable de reprendre conscience de sa personnalité perdue, car elle demeure incapable de concevoir la malédiction que son péché a attiré sur elle… (A suivre)
Traduit du russe