Le texte ci-dessous est la première partie de la traduction d’un chapitre du livre «L’Archiprêtre Ioann Sergueev de Kronstadt» (Протоиерей Иоанн Сергиев Кронштадтский), recueil d’articles de divers auteurs, publié en 1943 à Kharbin par les éditions de la «Fraternité Saint Jean le Théologien» (“Братство св. Иоанна Богослова“). Le titre original complet du chapitre est «Entretien autobiographique avec les pasteurs de Sarapoul» (Автобиографическая беседа с сарапульскими пастырями). L’ouvrage ne précise pas la date à laquelle fut tenu cet entretien, dont la traduction est proposée ici en deux parties.
«Tout le monde sait que je suis né dans le Gouvernorat d’Arkhangelsk et que j’ai terminé le cycle d’études de l’Académie de Théologie de Saint-Pétersbourg. Dès la fin de mes études, j’ai occupé à Kronstadt la place qui est encore la mienne aujourd’hui: prêtre à la Cathédrale Saint André. C’est une ville militaire; à chaque pas, on croise des soldats, des matelots, des artisans des chantiers navals, etc… Les matelots passent la plus grande partie de leur temps en mer, sur leur vaisseau, et quand ils débarquent, ils veulent profiter au maximum de leur temps libre, en tirer le plus de plaisirs. Voilà pourquoi dans les rues, on peut toujours rencontrer des gens ivres et entendre toutes sortes d’horreurs. Dès mes premiers jours de service, j’ai eu mal au cœur à la vue de cette sorte de vie mauvaise et pécheresse. Bien sûr, j’ai eu la ferme intention de remettre ce peuple d’ivrognes sur le droit chemin, car au fond de son âme, il est bon. C’est particulièrement pénible de voir des ivrognes en rentrant à la maison après la liturgie. J’ai donc commencé à leur adresser aussi souvent que possible des paroles de réprobation, de mise en garde, d’admonestation, pour les inciter à lutter contre leur mauvais penchant, et à venir le plus souvent possible à l’église, afin qu’ils restent sobres au moins une partie de la matinée. Bien sûr, au début, j’ai évidemment dû endurer bien des peines et des désagréments, mais je n’ai pas baissé les bras pour autant ; au contraire, cela a trempé et endurci mon esprit pour de nouveaux combats contre le mal. A cette époque, je luttais contre le mal au moyen des méthodes pastorales habituelles. Non seulement je ne me présentais pas devant Dieu comme l’intercesseur et le représentant de tous, mais au plus profond de mon âme je n’en éprouvais pas l’envie ni ne le souhaitais. Mais il plut au Seigneur Dieu de me placer sur un autre chemin. Voici comment cela s’est passé. A Kronstadt vivait une femme pieuse à l’âme merveilleuse. Paraskeva Ivanovna Kovriguina, originaire de Kostroma, se donnait toute entière au service du prochain. Elle commença à me demander avec insistance de prier pour l’un ou l’autre affligé, me persuadant de l’efficacité et de l’utilité de ma prière en leur faveur. Mais je refusais chaque fois car je ne me considérais pas digne d’être le médiateur entre ceux qui avaient besoin de l’aide de Dieu et Dieu Lui-même. Mais les demandes persistantes et la conviction que plaçait Paraskeva Ivanovna en l’aide divine eurent raison de moi. Avec une espérance et un espoir fermes, je présentai à Dieu ma prière pour la guérison des âmes et des corps malades et affaiblis. Et le Seigneur entendit mes prières, alors qu’elles étaient indignes, et Il les exauça: les malades et les faibles guérirent. Cela m’encouragea et me renforça. De plus en plus souvent, j’intercédais auprès du Seigneur et faveur de l’un ou l’autre qui l’avait demandé. Et le Seigneur fit et continue encore à faire aujourd’hui beaucoup de choses merveilleuses suite à nos prières communes. Il y eut et il continue à y avoir de nombreux miracles très clairs. J’y vois un signe de Dieu. Dieu me donne l’obédience de prier pour tous ceux qui viennent me demander la miséricorde de Dieu. C’est pourquoi je ne refuse jamais ma prière, et je voyage dans toute la Russie pour visiter les malades. Il est arrivé qu’on me demande de chasser les démons, et les démons ont obéi et sont sortis de ces gens, suite à mes prières. Mais il y eut aussi des cas dans lesquels mes efforts n’ont pas été couronnés de succès; les démons ne partirent pas. Il est vrai que ces démons particuliers déclarèrent qu’ils étaient les plus cruels, les plus coriaces… Mes efforts dans ces cas n’ont pas été couronnés de succès parce que j’étais insuffisamment préparé, je n’avais pas jeûné assez strictement, et selon les paroles de Jésus Christ Lui-même, «cette sorte de démon ne sort que par la prière et par le jeûne». Ou je n’avais pas consacré assez de temps à cet homme ou cette femme. Mes besognes étaient nombreuses et très diverses et je ne pouvais accorder beaucoup de temps à chacun, tellement ils étaient nombreux à attendre ma prière et ma bénédiction. Concrètement, dans ma vie, je dois sans cesse être dans le monde, visiter la maison de gens de toutes conditions, de toutes les couches sociales. Et on m’invite à participer au repas. Souvent, je ne peux pas refuser, de crainte de navrer ceux qui me le proposent avec amour. Dans ces conditions, il m’est bien sûr impossible de respecter un jeûne strict. Mais de façon générale, dans ma vie, je n’ai jamais entrepris aucune ascèse particulière. Non pas, évidemment, parce que je ne trouve pas cela nécessaire, mais parce que les circonstances de ma vie ne me le permettent pas et jamais je ne me suis considéré comme un jeûneur ou un combattant de l’ascèse, etc… Toutefois, je mange et bois avec mesure et je vis dans la continence.
Pour ce qui concerne la manière dont ma renommée s’est formée, je dois dire que je n’ai pris aucune mesure en ce sens, je n’ai fait aucun effort pour cela. Tout cela est survenu malgré moi, spontanément. A partir du moment où les cas de guérisons suite à ma prière ont commencé à se multiplier, les témoins et ceux mêmes qui bénéficièrent de la grâce de Dieu, ne souhaitant pas demeurer ingrats envers Dieu, faisaient part à la presse locale des faits qui s’étaient produits. Ces cas de guérisons étaient ainsi portés à la connaissance des lecteurs et provoquaient l’arrivée vers moi d’une nouvelle masse de gens assoiffés de consolation du Christ et de miséricorde de Dieu. Il va sans dire que je ne suis en rien demandeur de la publication des cas de guérisons. Ce sont les bénéficiaires de ceux-ci qui s’en chargent spontanément. Non seulement je ne considère pas être meilleur que n’importe quel autre prêtre, mais je trouve véritablement que je suis plus mauvais; je suis le dernier d’entre vous et de tous les prêtres de l’Église Orthodoxe russe, car tout ce qui est bon en moi vient de la grâce de Dieu et tout ce qui est imparfait et déficient, cela vient de moi et si cette richesse de grâce divine que me donne Dieu était donnée à qui que ce soit d’autre, plus digne que moi, il ferait beaucoup plus de bien que moi.
Depuis le premier jour de mon service pastoral, l’ennemi du genre humain a commencé à me soumettre à toutes sortes de tentations. Pour commencer, il m’a inspiré une crainte inexplicable de la célébration des Mystères du Baptême et de la Divine Liturgie ; ensuite, il s’est mis à m’ébranler au moyen de la lutte contre les pensées. C’est alors que j’ai compris que je pourrais me battre contre cet ennemi secret et infatigable uniquement au moyen d’une surveillance attentive et sans relâche de moi-même et de la prière continuelle. Je me suis efforcé tant que je pouvais de me connaître moi-même en profondeur, c’est-à-dire, connaître mon âme, ma nature, mes faiblesses et mes défauts. Pour que cette surveillance de moi-même devienne permanente, j’ai commencé, dès le premier jour de mon sacerdoce, à tenir un journal quotidien. Depuis ce jour, je me suis fixé pour règle de noter tout (ce qui se produit dans ma vie spirituelle), cette lutte intérieure que je mène contre moi-même, l’amertume des défaites contre le prince des puissances invisibles, la douceur des victoires, l’aide de la grâce offerte par le Seigneur pendant mon combat. Avec le temps, en relisant mon journal, jetant un coup d’œil rétrospectif sur moi-même, je vois clairement si j’ai avancé ou si je stagne, ou même si j’ai reculé. C’est pourquoi je trouve que la tenue d’un journal est si importante que j’essaie de ne jamais passer un jour sans notes, même brèves. En se surveillant soi-même on se connaît de mieux en mieux, on connaît ses propres faiblesses dans tous les domaines en l’absence de l’aide de la grâce de Dieu, particulièrement dans les victoires remportées par le mal. Et à travers cela on devient plus humble, plus soumis à la volonté de Dieu qui est toujours et en toutes choses bonne et parfaite. Et on accède ainsi à la faculté de regarder les autres avec amour, compassion et empressement, à leur offrir de l’aide en tout et toujours.
Pour parvenir à éliminer hors de moi tout ce qui est impur, lacunaire et à toujours être prêt à m’adresser à Dieu, je m’acharne à toujours surveiller mon cœur et à en expulser immédiatement tout souhait impur dès que j’en remarque un. Ici, l’essentiel est de ne pas permettre à la pensée ou au sentiment mauvais de se fortifier dans l’âme, il faut maîtriser notre esprit, notre cœur et tout notre être et les placer sur le roc de la foi et des Commandements de Dieu. Dès que le souhait ou le sentiment impur apparaît, il est beaucoup plus facile de l’expulser et de le vaincre que lorsqu’il a pu s’enraciner plus profondément. Il est donc question d’une lutte intérieure permanente contre soi-même, au début très ardue, car il s’agit du combat contre un ennemi rusé, perfide et expérimenté: le diable. Il recourt à tous les moyens pour prendre possession de l’homme. Et s’il est vaincu à une occasion, il recourra à d’autres méthodes plus subtiles. Voilà pourquoi il est nécessaire de se surveiller soi-même sans relâche et très attentivement. (A suivre)
Traduit du russe