Leouchino peinture de Viktor Podgornyi

A l’automne 2008, le site internet du journal orthodoxe Blagovest a publié un long article en deux parties, écrit par Madame Olga Larkina sur le Saint Monastère de Leouchino, aujourd’hui disparu, fleuron du patrimoine spirituel du Nord de la Russie. Ce texte plonge les lecteurs dans la spiritualité monastique de la Russie du début du vingtième siècle. Et il offre un aperçu des nombreux efforts mis en œuvre pour redonner vie à ce joyau dans ses dimensions matérielle et spirituelle. Un des acteurs de cette renaissance fut le Père Gennadi Belovolov, responsable de l’appartement-chapelle du Saint Batiouchka Jean de Kronstadt à Saint-Pétersbourg. Voici la troisième partie du texte.

D’inestimables Trésors sacrés

L’Higoumène Taissia

Un portrait de Matouchka Taïssia… Un autre de celle qui la précéda, la Moniale Sergia. Cette ascète qui fonda la communauté monastique de Leouchino adressa de façon inattendue une requête l’autorisant à se retirer au calme du Monastère de la Sainte Sophia en sa terre natale de Rybinsk et d’y observer le vœu du silence. Elle expliqua, plus tard, qu’elle avait ressenti cet appel et qu’elle n’y pouvait rien changer, c’est pourquoi elle avait prié qu’on la remplaçât. Et sa digne héritière fut la Moniale Taïssia, celle qui fit de la petite communauté d’une dizaine de sœurs la plus grande laure féminine de la Russie du Nord, qui hébergea jusqu’à sept cents sœurs! Matouchka transmit sa charge, selon ses dernières volontés, à la Sœur Agnès, qui assurait son service de cellule.

L’Higoumène Agnès

Il fut donné à l’Higoumène Agnès d’assister à la dislocation de la communauté, mais elle ne vécut pas jusqu’à l’inondation du monastère : elle fut fusillée en 1937 à Tcherepoviets. La procédure de l’accueil officiel d’Agnès de Leouchino parmi le chœur des saints est actuellement en cours. Sur une photographie, on aperçoit Matouchka Taïssia avec deux jeunes moniales au visage rayonnants de pureté et de prière. Elle était partisane de l’accueil au monastère de filles fort jeunes, expliqua le Père Gennadi. Dans les listes d’entrées au monastère, il n’est pas rare de constater que les postulantes avaient treize ou quatorze ans. L’Higoumène Taïssia veilla à l’éducation de la nièce de Batiouchka Jean, Anna Semionovna Malkina-Sergueeva. Celle-ci suivit le cycle complet d’enseignement au sein du monastère.
Toutes les photos, tous les livres, nous les avons retrouvés dans les villages installés sur la rive du Réservoir de Rybinsk. Après l’inondation, les sœurs se sont installées autour du Réservoir. Elles formaient autour de lui un cercle de prières. On trouve leurs tombes dans quasiment chacun des villages, ou du moins des traces de leur séjour, des choses qui leur appartenaient. Voici un sceau à prosphores, un œuf de Pâques de l’Higoumène Taïssia, et le chandelier avec lequel Batiouchka Jean sortait lors du polyeleos. Dans ces villages, on a également retrouvé un psautier, des livres liturgiques, et des photos de plusieurs sœurs. Et même d’authentiques ciseaux réservés aux tonsures! Aujourd’hui encore, on n’en trouve pratiquement nulle part. Il semble que les sans-Dieu les aient systématiquement détruits.

Prokoudine-Gorski: Leouchino, Skite du Saint Précurseur

A la Bibliothèque du Congrès, aux États-Unis d’Amérique, on conserve les archives de l’auteur des premières photographies en couleurs, Sergueï Prokoudine-Gorski. Pour notre grand bonheur, celui-ci se rendit à Leouchino, et il y a réalisé une série de vingt-quatre prises de vues. Après la révolution, toutes ses archives se sont retrouvées en Amérique. Mais dans son testament, Prokoudine-Gorski a précisé que les citoyens de l’Empire Russe bénéficieraient d’un accès libre et gratuit à ses prises de vues, et c’est pourquoi, à notre demande, on nous a envoyé les fichiers numériques de toutes les photos prises par Prokoudine-Gorski à Leouchino.

Prokoudine-Gorski: La moisson à Leouchino

Lorsque nous les vîmes imprimées, nous demeurâmes bouche bée: elles sont merveilleuses! Les sœurs à la moisson : on peut compter les épillets. Le monastère dans le lointain, le bâtiment des cellules. Ce qui surprend, c’est que ce bâtiment existe encore. Avant l’inondation, il a été démonté et déplacé à Miaksa. C’était un centre communautaire et maintenant, c’est un centre d’accueil pour les personnes migrants du Sud. Voilà une vue du Monastère depuis les Saintes portes. Saint Jean de Kronstadt les a franchies et a parcouru ce chemin… Voilà l’église des Louanges, où l’on conservait l’icône de la Très Sainte Mère de Dieu «Je suis avec vous…». Batiouchka Jean a célébré bien souvent dans cette église.

«Comme on est bien dans Ton église, Très Sainte Souveraine!…»

Le Père Gennadi continua : vous savez évidemment que dans une cellule monastique on récite la prière de Jésus. Et il prononça d’une voix tonitruante «Par les prières de nos saints pères, Seigneur Jésus Christ, notre Dieu, aie pitié de nous». Et il ajouta d’une voix très basse «Amin»! Espérons que Matouchka Taïssia nous aie bénis. Nous considérons que Matouchka réside spirituellement ici, et nous n’entrons pas sans lui en avoir demandé la permission. Et quelle cellule! Lieu d’ascèses spirituelles, de labeurs cachés, de solitude monastique. C’est dans cette cellule que pria la grande héroïne des luttes ascétiques, Matouchka Taïssia, dans cette cellule, qu’elle reçut la vision de la Très Sainte Mère de Dieu, dans cette cellule, qu’elle composa ses œuvres et écrivit ses poésies, ses instructions spirituelles et ses «Notes de cellule»… Elle avait bien entendu une cellule au monastère, mais ici, au Podvorié de Petrograd, elle vécut de profondes prières contemplatives ; c’est ici qu’elle ressentit une grande grâce spirituelle.
Dans la cellule, nous observons le grand portrait officiel de l’Higoumène Taïssia, peint par le peintre-académicien contemporain Alexandre Chaliakine, originaire de Toliatti. C’était un excellent portraitiste, mais lorsqu’il commença à peindre l’Higoumène Taïssia, des difficultés inattendues surgirent, au point où il n’en croyait pas ses yeux : «Je n’y arrive pas, il n’y a rien à faire!» Cela ne marchait pas, il n’en sortait pas. Mais comment aurait-il pu en être autrement : ce n’était pas le portrait d’une héroïne de l’ascèse, d’une moniale, et il s’agissait alors plutôt d’iconographie que de peinture. Alors, j’ai béni le fait qu’il vienne réaliser le portrait ici, dans la cellule. Alors, tout changea, et le portrait prit excellemment forme. Je compris que Matouchka elle-même bénissait son travail. Le portrait était peint dans la cellule, pour la cellule. Même le fond du portrait correspond au mur de la cellule. Le fauteuil, la crosse d’higoumène… Mais elle ne la tient pas en mains car dans sa cellule, elle n’est pas higoumène, mais une ascète de la prière. Elle tient en mains le chotki. Sur sa poitrine reposent deux croix : la grande, d’higoumène, et la petite, garnie d’incrustations, cadeau reçu de Son Altesse Impériale en 1892. Il s’avère que seulement sept visites de l’Higoumène Taïssia avec l’Impératrice Alexandra Feodorovna et la Famille Impériale sont officiellement consignées dans les archives du Protocole, avec la mention «A la demande personnelle de l’Impératrice Alexandra Feodorovna». Leur première rencontre se déroula à l’occasion de la célébration du centième anniversaire de l’Institut Pavlovski, en 1904 et par la suite, le contact fut maintenu. On peut même parler de liens spirituels et de proximité spirituelle. Récemment, nous avons appris qu’au Musée de la Religion, on conserve un livre de prières portant la mention manuscrite de Saint Jean de Kronstadt: «A ma fille spirituelle, Taïssia», et à la page suivante, celle de l’Higoumène Taïssia «A la Souveraine Impératrice Alexandra Feodorovna, de la part de l’Higoumène Taïssia». L’higoumène avait ainsi fait don à la Tsaritsa de ce qu’elle avait de plus cher. Ce livre de prières est magnifique, incrusté d’or. Mais ce qui faisait surtout sa valeur, c’est qu’il avait été offert par Saint Jean de Kronstadt! Nous avons pu voir ce livre, et nous l’avons vénéré. Mais nous ne pouvons rêver de le récupérer; les conservateurs de musées ne lâchent pas facilement de telles pièces. Mais, Gloire à Dieu, au moins, il a été préservé. Et il en dit long quant au degré de proximité spirituelle de l’Higoumène Taïssia et de la Souveraine Impératrice! En 1911, l’Higoumène Taïssia fut présentée au Souverain Tsar Nicolas II et à toute la famille impériale. Elle reçut un portrait du couple impérial, signé de la main de l’Empereur et de l’Impératrice, ainsi qu’un chotki en améthyste.

Saint Batiouchka Jean et l’Higoumène Taïssia

C’est dans cette cellule que Matouchka conversait avec Saint Jean de Kronstadt, qu’elle se confessait à lui, dévoilant ses pensées les plus cachées. Cette table de travail n’appartenait pas à l’Higoumène Taïssia mais à l’Archimandrite Boris Nikolaevski, qui écrivit sur elle ses «Entretiens spirituels». Aujourd’hui, on y a disposé la première édition des livres spirituels de Matouchka Taïssia. Ces livres… On ne parvient pas à s’en détacher! Par sa mère, Matouchka était une descendante de Pouchkine qui lui a visiblement légué une partie de son talent poétique. Quel talent littéraire remarquable! Elle écrivait les choses spirituelles de façon tellement captivante!
Comme on est bien dans Ton église, Très Sainte Souveraine!
Quelle douceur pour l’âme, quelle lumière!
Chacun y respire paisiblement, librement,
Le cœur léger, et chaud!
Ou encore:
Sauveur, Sauveur!
Enflamme mon âme
D’un saint amour pour Toi,
Pour que mes pensées empruntent les ailes de la liberté de l’esprit
Et s’élèvent facilement
Tout en haut de la montagne des tristesses!…

Quand ils fermèrent le Podvorié, ils firent la liste des descriptions de toutes les icônes. Quand ils revinrent, ils les placèrent sous scellés, afin que nul ne puisse rien emporter. Et ensuite, ils brûlèrent tout. Très peu de choses ont pu être sauvées de la cellule de cette époque. Ananie Viktorov, le dernier sacristain, a pu emporter de l’appartement de Matouchka un encrier et un pot où l’on dressait les plumes. Sa fille, Vera Ananievna, nous les a rapportés et nous a raconté cet épisode. C’est incroyable: l’encrier et le pot à plumes de Matouchka Taïssia! Il est d’autant plus extraordinaire que les sœurs soient parvenues à emmener un portrait de Saint Jean de Kronstadt, car pendant les années ’30, la détention de ce genre de portrait suffisait pour que l’on soit fusillé.
L’horloge du Monastère de Leouchino nous fut remise par l’Higoumène Damienne du Monastère de Pochekhonié, qui elle-même l’avait reçue de la fille d’un paysan. Lors de l’inondation, la mère de cette fille était allée chercher l’horloge et l’avait ramenée à la maison, où elle la cacha et la conserva toutes ces années, observant le commandement «Tu ne voleras pas». Elle ne pêcha pas ni ne commit de sacrilège. Elle demanda à sa fille de remettre l’horloge au monastère. Comme il n’y avait plus de monastère à Leouchino, elle la remit à Pochekhonié. L’horloge fut restaurée, et lors des fêtes, on la remet en marche. Ananie Viktorov a également récupéré un métronome du chœur du Podvorié, mais à ce jour, personne ne l’a utilisé. «Voilà comment résonne aujourd’hui le son du Podvorié du Leouchino de jadis», dit le Père Gennadi en actionnant cet instrument tout simple.

Le Père Gennadi et l’icône de St Jean de Rila

De façon miraculeuse, une époque révolue depuis longtemps nous observait, depuis les icônes que le Père Gennadi prenait en main avec précaution et nous présentait. «Ceci est une icône de Saint Jean de Rila, le Protecteur Céleste de Batiouchka Jean de Kronstadt. Au verso de l’icône, on peut lire: En signe d’un profond amour pour notre cher intercesseur et père, l’Archiprêtre béni, Jean de Kronstadt, de la part du docteur Jean et de son épouse Olga. Le 10 du mois de février de l’an 1905». Nous savons que cette icône appartenait au Père Jean, qu’il priait devant elle, qu’il célébrait sa fête onomastique avec elle, et qu’il la prit auprès de lui pendant les trois derniers jours de sa vie. C’est devant elle qu’expira le Père Jean! Sa valeur est évidemment inestimable. Après le décès, c’est le Père Jean Ornatski qui l’emmena et la conserva et après sa mort en martyr, ses enfants la préservèrent et ensuite sa petite fille, Tamara Ivanovna Ornatskaia. Celle-ci nous remit l’icône, qui séjourne en permanence dans la cellule de l’Higoumène Taïssia, sauf lors des fêtes ; nous la plaçons alors dans l’appartement du Père Jean.

Veillées dans la foi

Émouvant est le récit du Père Gennadi au sujet de la tradition qu’il établit lui-même entouré de quelques paroissiens de Leouchino voici neuf ans. Les veillées à Leouchino… Le Monastère était dédié à Saint Jean le Précurseur, et la veille de la Nativité du Saint Précurseur, le soir, sur la rive du Réservoir, nous avons célébré les vigiles de la Fête. Envers et contre tout, nous avons célébré la fête du Monastère! C’est tellement émouvant, de célébrer en regardant la surface de l’eau et de s’imaginer le monastère tout au fond. En 2005, nous étions deux mille, venus de Moscou, Saint-Pétersbourg et de bien d’autres villes et villages. Maintenant, on nous a appelés de Biélorussie; ils enverront deux cars. Mais maintenant, ces veillées auront lieu non seulement dans l’Eparchie de Vologda, mais aussi dans celles de Tver et de Yaroslav. Là aussi on célébrera l’office de monastères engloutis. Le mouvement prend de l’ampleur.

Sur ces langues de terre au milieu du Réservoir se trouvait le Monastère de Leouchino

Qu’est-ce donc qui attire ainsi tous ces gens? Car en ces endroits, pas de coupoles dorées, juste le rivage, une croix de bois… Le rappel à la mémoire de ce malheur, Golgotha russe sous eau. La douleur de la perte agit comme un puissant mobile spirituel et les gens se rassemblent en nombres aussi importants que lorsque les monastères existaient encore. Et après les vigiles, on lit jusqu’au matin l’Acathiste. Nombreux sont ceux qui se baignent alors dans le Réservoir; au-dessus des monastères, des églises, des trésors sacrés. D’un côté, ce tragique réservoir engendra un flux artificiel, mais d’un autre côté, il provoqua un flux sacré. Les Anges se tiennent sur les trônes et ils sont avec nous lors de ces veillées de prières. Pendant celles-ci, on éprouve une impression étonnante : c’est comme si les murs du majestueux monastère de Leouchino sortaient de l’eau et formaient un invisible rempart de bénédictions autour de l’assemblée en prière. Le sens des veillées de Leouchino réside en la vénération de la mémoire de toutes les églises et les monastères recouverts par les eaux du Réservoir artificiel. Ce sont des veillées en mémoire de tous les trésors sacrés qui furent ainsi profanés, veillées de fidélité de la Sainte Rus’, veillées dans la foi.

Le secret de Leouchino, il ne se dévoile pas d’emblée. On peut commencer à le toucher au Podvorié de Leouchino, podvorié d’un monastère qui depuis longtemps n’est plus. Mais qui sera!

Le Père Gennadi et l’Higoumène Taissia

Traduit du russe
Source.