Geronda Ephrem, le Cathigoumène du Saint et Grand Monastère de Vatopedi, est l’auteur de six textes publiés entre le 12 et le 22 juillet 2016 dans les pages anglaises du site Pemptousia.com. Dans ces six textes, Geronda Ephrem éclaire pour les lecteurs plusieurs facettes du diamant que fut Geronda Joseph de Vatopedi, père spirituel de la communauté et fils spirituel du saint Geronda Joseph l’Hésychaste. L’adaptation en français de ces six textes est proposée en deux parties, dont voici la première.
Geronda Joseph de Vatopedi renonça au monde à l’été 1937, au Monastère de Stavrovouni, à Chypre, alors qu’il était âgé de seize ans. Il prit sa décision suite à l’événement suivant. Après avoir regardé un film, une comédie, il ressentit un immense vide intérieur dans sa vie, comme une nécrose de l’éphémère. Ce soir-là, il se tenait en haut d’une colline surplombant Paphos. Soudain, dans une lumière joyeuse et douce, venue d’un autre monde, la forme réconfortante du Seigneur lui apparut, saturée d’amour et de paix. Le Christ Se manifestait à lui. Il lui dit : «Est-ce pour cela que j’ai créé l’homme? L’homme est immortel». A la suite de cette vision, il décida d’abandonner le monde et de devenir moine. Lors de sa tonsure, il reçut le nom de Sophronios, et vécut ensuite au monastère pendant une dizaine d’années. Il quitta le monastère, extérieurement à cause de la question du calendrier qui avait divisé la communauté en deux camps, mais en réalité, c’était la Providence divine qui le guidait, et, avec la bénédiction du père spirituel du monastère, Papa Kyprianos, il s’en alla à la Sainte Montagne, à la recherche d’une forme supérieure de vie spirituelle.
Au début 1947, il séjourna quelques temps auprès du vénérable Geronda Nikodimos et de ses six compagnons d’ascèse à la kaliva de l’Ascension, juste en dessous de l’église de la Skite Sainte Anne. C’était une fraternité de menuisiers. Les voies de la Providence incitèrent Geronda Joseph l’Hésychaste a commander une porte en bois pour la chapelle de son ermitage, la Kaliva du Saint Précurseur, et il la commanda à la fraternité de Sainte Anne, où séjournait provisoirement le Père Sophronios.
A cette époque, Geronda Joseph l’Hésychaste vivait à la Petite Sainte Anne, avec ses compagnons, son frère selon la chair, Athanasios, et Geronda Arsenios, dans de véritables grottes situées en lieu retiré. Les moines de l’Athos lui vouaient un grand respect, en sa qualité de maître de l’hésychia et de la prière du cœur, véritable maître-enseignant de la vie monastique. Le Père Sophronios fut tellement impressionné par la stature spirituelle et les paroles de Geronda Joseph qu’il l’implora de l’accepter dans sa fraternité. Mais l’Ancien refusa, mais l’insistance du Père Sophronios prit une ampleur telle que Geronda Joseph promit de prier et de donner sa réponse le lendemain. Lorsque Sophronios revint, il reçut une réponse favorable. Plus tard, on apprit que Geronda Joseph avait reçu une révélation lui intimant de faire du jeune Sophronios son disciple premier. Il avait vu un petit oiseau qui vint se poser sur son épaule et qui, au lieu de chanter, se mit à théologiser. Ce fut le moyen choisi par Dieu pour lui faire savoir que le jeune Sophronios allait mûrir sous son aile, recevoir le don de la théologie et devenir une coupe de Grâce divine. Il s’adapta d’emblée au mode de vie de la fraternité, authentiquement hésychaste. Du matin jusqu’à la mi-journée, on se livrait aux travaux manuels, afin de récolter de quoi vivre ; et la règle interdisait de poursuivre ces occupations au-delà de midi. Ensuite, chacun dans son coin, ils disaient les Vêpres avec le komboschini, ils lisaient un peu. Et puis venait l’heure du repas. Cette tranche horaire prenait fin à la neuvième heure byzantine, c’est-à-dire vers trois ou quatre heure de l’après-midi. Ils prenaient alors la bénédiction de Geronda Joseph leur permettant de dormir un peu. A l’issue de ce bref repos, ils préparaient tout ce dont ils allaient avoir besoin le lendemain, se retiraient dans leurs kelias respectives où ils priaient jusque minuit. Quand on célébrait la Divine Liturgie, elle avait lieu après minuit. Si on ne la célébrait pas, c’était alors la période de l’étude spirituelle, avec notamment l’observation et l’examen des pensées. Geronda Joseph [de Vatopedi N.d.T.] nous dit à ce sujet : «Nous demeurions chacun dans notre kelia, et après minuit, ou un peu plus tôt, je me rendais à la kelia de Geronda Joseph, un peu à l’écart des nôtres, et je lui dévoilais mes pensées ainsi que tout ce qui m’était arrivé. Il m’enseignait les choses spirituelles et tout ce qui était nécessaire afin de nous corriger et profitable à notre vie spirituelle. Voilà en quoi consistait notre règle, même lorsque la fraternité s’agrandit avec l’arrivée de nouveaux frères. Et avant cette heure, au milieu de la nuit, Geronda ne recevait personne. Dès le début, il avait tenu à procéder de la sorte». (Ces paroles furent prononcées par Geronda Joseph un jour qu’il s’adressait à l’assemblée monastique de Vatopedi).
Le Monachisme
En vivant avec Geronda Joseph, le Père Sophronios apprit de façon concrète que le monachisme n’est autre que la vie au sein du Royaume des Cieux, l’expérience de la Grâce divine. Il soulignait souvent que ces jours demeuraient pour lui inoubliables, de même que l’enthousiasme que générait en lui ce mode de vie spirituel qui rapidement élevait jusqu’à un état spirituel sublime ceux qui l’observaient. Le Père Sophronios voulait recevoir sa formation spirituelle de la part d’un ancien expérimenté dans la vie hésychaste. Et il souhaitait tout particulièrement acquérir la prière du cœur. Il explique «Quand je rejoignis la fraternité, Geronda interpréta pour moi le sens de la vie spirituelle, jusque dans les détails. Il entreprit tout particulièrement d’interpréter le sujet de la Grâce. C’était le sujet principal dont nous devions nous soucier, car à défaut, on n’arrive à rien. Je saisis progressivement le sens de ses propos, grâce à des études menées et conseils reçus de par le passé, mais en fait, je ne savais comment fonctionnait réellement l’action de la Grâce, à quoi elle ressemblait». Un après-midi, Geronda Joseph, resplendissant de joie, lui dit: «Va. Ce soir je t’enverrai ‘un colis’ et tu verras combien est doux notre Seigneur Jésus». Après un temps de repos, Sophronios commença sa vigile comme d’habitude et se prépara à prier comme cela lui était recommandé, avec le plus possible de concentration. Et il oublia le ‘colis’. Dans le livre qu’il écrivit à propos de Geronda Joseph l’Hésychaste, il raconte : «Je ne me rappelle plus comment j’ai commencé, mais je sais parfaitement que je fus à peine capable de dire quelques fois le nom du Christ avant que mon cœur ne fût saturé de l’amour de Dieu. Soudain, cet amour se mit à croître tellement que je ne priais plus ; j’étais tout juste éperdu d’émerveillement devant cet inondation d’amour. Je voulais embrasser tout le monde, toute la création. Mais en même temps, j’étais conscient de l’humilité de mes pensées, de ce que je me sentais inférieur à toutes les autres créatures. Et la véritable plénitude, de même que la flamme de mon amour, étaient pour le Christ, dont je sentais la présence, malgré que je ne puisse le voir. Et je me prosternai à Ses pieds immaculés et Lui demandai comment Il enflammait nos cœurs à ce point, tout en demeurant caché et inconnu. Je soupçonnais qu’il s’agissait de la Grâce du Saint Esprit et du Royaume des Cieux, dont notre Seigneur dit qu’il est en nous. Et je dis : ’Permets que je demeure ainsi, Seigneur, je n’ai besoin de rien d’autre’. Cet état se maintint encore quelques temps et je revins ensuite à mon état précédent. J’étais impatient d’aller auprès de Geronda, afin de lui demander ce qui s’était passé, et comment cela avait été rendu possible. C’était le 20 du mois d’août, la lune était bien visible. Je courus dehors vers Geronda et le trouvai devant sa kelia, marchant dans sa petite cour. Dès qu’il m’aperçut, il sourit et avant que j’aie pu faire ma métanie devant lui, il me dit : ‘Alors, tu vois combien notre Christ est doux? Tu comprends maintenant ce qu’est ce que tu ne cesses de demander? Maintenant, veille à conserver cette Grâce ; ne permets pas que ta négligence te la vole»1 .
Geronda Joseph l’Hésychaste et la transmission de la Grâce divine à ses disciples.
Geronda Joseph l’Hésychaste avait atteint un état dans lequel la Grâce divine surabondant en lui, il était capable de la transmettre à ses disciples. Geronda Ephrem de Katounakia avoua que «jamais on n’était rassasié de cette Grâce que dispensait Geronda». Il s’agit d’un état inhabituel et dont l’accès est ardu même pour maints vertueux anciens. Cette disposition témoigne d’une grande audace devant Dieu et manifeste la vraie, l’authentique nature de ce qu’est un Ancien dans toute sa magnificence. L’ancien qui jouit de richesses spirituelles peut les transmettre à son disciple, et le disciple est capable, avec crainte de Dieu, de recevoir ce don, de le préserver et de le transmettre à son tour à ceux qui viendront après lui. Voilà la quintessence de la Tradition Athonite. Dieu scella les paroles de Geronda Joseph l’Hésychaste en son bon disciple. Ce dernier disait : «Tout ce qu’il nous disait de faire se déroulait parfaitement, même si au départ on aurait pu croire le contraire. Mais quand il hésitait et se rétractait afin d’éviter toute friction et tout murmure parmi nous, nous rencontrions tant d’obstacles qu’il était impossible de venir à bout de la tâche sans une débauche d’efforts et bien des problèmes».
Geronda Joseph prenait grand soin de ses enfants spirituels ; il ne manquait jamais de leur apprendre l’ardeur au travail, l’abnégation, l’humilité, l’obéissance, le silence, la prière du cœur et l’hésychia. Un jour, il prescrit au Père Sophronios de transporter un sac de grain, de la Petite Sainte Anne, au Monastère très éloigné d’Esphigmenou pour l’y faire moudre. Il devait ensuite ramener la farine, sans s’arrêter nulle part en chemin, ni parler à quiconque, ni manger. Cela représentait environ seize heures de marche. A Esphigmenou, les pères l’aidèrent promptement et lui remirent, outre la farine, un petit sac de pâte de poisson comme cadeau pour Geronda Joseph. Quand le Père Sophronios eut rejoint l’ermitage, Geronda Joseph lui dit : «Une lettre m’attend à la Grande Laure. Assieds-toi, mange un peu, et ensuite hâte-toi d’aller me la chercher». Sans un murmure, notre Geronda Joseph s’exécuta, quelle que fût la dureté de la situation. Huit heures de marche supplémentaires. Mais notre Geronda Joseph témoigne lui-même des bénéfices nés de son obéissance et de sa diligence : «Le soir, quand nous nous mettions en prières, nous avions à peine le temps de tracer sur nous le signe de la croix et de réciter l’introduction jusque «Venez adorons… », et notre esprit était captivé et s’envolait pour les deux heures suivantes. Je ne sentais plus les effets de la loi de la gravité. Et puis, lentement, je revenais à mon état précédent. Et je ne puis mentir : il s’agissait bien du fruit de notre dur labeur. C’est la réalité. Je ne ma vante pas… Si vous saviez combien me manquent ces jours au cours desquels nous endurâmes tant d’abnégation et d’obéissance que le Seigneur abreuvait notre humble âme de Son « torrent de Ses délices» (Ps. 35,9). Comme j’aimerais entendre encore un ordre de Geronda qui me ferait courir avec empressement, sans jugement, sans doute, sans commentaire, sans pusillanimité, sans aucune ‘si’ ni ‘peut-être’. Je n’exagère pas en disant que pendant des jours entiers, des mois entiers, j’étais en permanence couvert de sueur. Mais jamais cela ne me troubla ni ne me gêna, car la loi de la gravité devenait imperceptible la plupart du temps. Tout s’accomplissait par la pure grâce de l’obéissance et de l’abnégation. Et nous respirions en permanence la fragrance de la Résurrection et de l’éternité.