En cette période au cours de laquelle les événements du monde nous incitent à réfléchir au modèle de société dans laquelle nous vivons, il s’indique de se rappeler que d’aucuns s’efforcent, de nos jours, de penser un modèle de société construit autour de notre foi orthodoxe. Vladimir Igorievitch Karpets, juriste, historien, publiciste, traducteur, réalisateur, poète, Orthodoxe du Vieux Rite (edinoverets) à la foi très robuste, père d’une famille de quatre enfants, a écrit entre autres un ouvrage intitulé Социал-Монархизм (Le Social-Monarchisme), publié en 2014 et dont certains extraits ont été traduits et proposés sur ce site. Vladimir Igorevitch, homme juste et bon, emporté par une subite aggravation de la maladie qui l’accablait, s’en est allé auprès du Père, le 27 janvier 2017. Le site Katehon.ru a publié le 13 janvier 2016 un chapitre de ce qui fut alors annoncé comme un nouveau livre de V. Karpets, «La Monarchie Sociale», en russe, dont nous ne savons s’il sera finalement publié par les Éditions ‘Projet Académique’ (Академический проект). Voici la traduction française de la première des trois partie de ce chapitre.
Ontologie de la Monarchie
Qu’est-ce que le «Projet Monarchique»? Il s’agit d’envisager la monarchie en Russie comme un projet, c’est-à-dire, quelque chose à inventer, à concevoir, probablement de façon incorrecte. La monarchie russe ne doit pas être tirée du néant ; elle n’a jamais disparu, elle demeure autour de nous et en nous. Dans l’évangile apocryphe de Thomas, on trouve ces paroles : «Le Règne de Dieu est autour de nous, mais nous ne le voyons pas». S’inspirant de ces paroles, comme d’un modèle artistique, nous pourrions les paraphraser ainsi : la monarchie existe en Russie, mais nous ne la voyons pas. La forme de gouvernement monarchique a toujours existé chez nous, soit ouvertement, soit de façon déformée, c’est-à-dire empreinte de connotations impropres à la véritable monarchie des points de vue métaphysique, ontologique et idéologique.
Nous nous souvenons qu’Aristote a identifié trois types d’autorité, trois types d’État : la monarchie, l’aristocratie et la politea, qu’il ne désigne qu’épisodiquement par l’appellation ‘démocratie’. Chacun de ces trois types contient en lui-même une semence, un germe susceptible de pervertir le type. Ainsi, le type monarchique peut dégénérer en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie, et le type politique ou démocratique, en ochlocratie, le pouvoir de la foule. Aristote prétendait que la monarchie représente le type optimal pour les États ayant de vastes territoires, l’aristocratie pour les États de taille moyenne, et la démocratie, la politea, pour les petits États. Où se sent-on le mieux sinon dans les limites d’une ville où tout le monde se connaît personnellement? Montesquieu lui-même l’évoqua dans «De l’Esprit des Lois»…
Le passage d’un pouvoir de type monarchique à un gouvernement de type démocratique dans un État de la taille de la Russie risque de faire dégénérer la monarchie en tyrannie. Nous avons pu le constater au XXe siècle. De plus, pour l’État au territoire immense, la monarchie représente la méthode de gouvernement non seulement optimale, mais également naturelle. Il ne faut pas pour autant penser que la monarchie exclut tout élément des modes de gouvernement aristocratique, avant tout dans les domaines militaire et gouvernemental, ou démocratique, en ce qui concerne l’autonomie de la gestion locale.
A la fin du XXe siècle, la Russie fut prisonnière de théories qui lui furent infligées et qui contredisent totalement la science politique classique. Selon l’analyse de la politique élaborée par Aristote, le pouvoir est toujours uni et a une nature monadique. Elle appartient soit à un individu, soit à une minorité qualifiée (l’aristocratie), soit à une majorité d’un point de vue quantitatif (la démocratie). Ainsi, le pouvoir est toujours concentré en un ‘lieu’. Lev Alexandrovitch Tikhomirov, spécialiste russe des formes de l’État, a décrit cela dans son ouvrage intitulé «L’Architecture d’État Monarchique» (Монархическая государственность). Tikhomirov estimait que pour la Russie, il était nécessaire de combiner Aristote et l’Orthodoxie.
La Dimension Sacrée de la Monarchie
Le souverain porte une responsabilité morale devant Dieu. Mais il ne porte pas de responsabilité sur le plan juridique, ni encore devant le peuple. Ce peut être malaisé à comprendre. Le facteur fondamental de la formation de la monarchie orthodoxe est l’absence de responsabilité juridique combinée à la présence d’une responsabilité morale, et au sens large, ontologique.
Le souverain orthodoxe n’est pas simplement souverain. Il est une image du Roi Céleste Lui-même, comme le disait et l’écrivait Maxime le Grec. C’est l’image, l’icône à travers laquelle nous accédons à l’Image Première. . Le tsar est l’icône terrestre de la deuxième hypostase de la Sainte Trinité, Notre Seigneur Jésus Christ. Conformément à la doctrine orthodoxe, les énergies divines de l’image première se transforment sur terre à travers l’image. Les énergies divines qui vitalisent la vie de l’État passent par le tsar en sa qualité d’image. Bien entendu, «l’esprit souffle là où il veut», partout, en tout temps, autour de nous, dans les arbres et les rivières. Mais la vie de l’État est insufflée à travers l’image animée du Roi Céleste. Et il faut noter un élément très important : la monarchie n’est pas le règne d’un homme seulement. Elle présuppose l’existence d’une dynastie, et cette image se transmet par succession de père en fils. Dans la mesure où l’homme est mortel, il assure sa descendance à travers son propre sang. De là est issu la notion de sang royal, qui est sacré. Ce n’est pas un hasard si l’origine de toutes les dynasties légitimes et sacrées comporte une dimension secrète. Jamais nous ne saurons d’où provenait le fondateur d’une dynastie. Aujourd’hui encore, les historiens ne peuvent qu’émettre des conjectures au sujet de la provenance de Riourik. Et cela concerne absolument tous les rois, dont les légendes dissimulent la provenance dans les figures du centaure, du monstre marin ou du serpent… Mais cela ne concerne que les lignées anciennes, séculaires, et non pas celles d’usurpateurs tardifs. En ce qui concerne les Romanov, les choses sont un peu plus compliquées. La dynastie des Romanov provient des rois-prêtres prusso-lituaniens, et c’est en cela que réside son paradoxe, sa dimension tragique particulière. A l’origine, à l’époque polaire antique, pré-védique, rois et prêtres se confondaient. Dans le cas des Romanov, il ne s’agit même plus de rois-prêtres, mais dans une forme plus tardive, de grand-prêtres et magistrat, ‘Криве-Кривайто’. On dit souvent que ces grand-prêtres-magistrats étaient prusso-lituaniens, mais cela ne fait guère de différence pour les Russes car d’un point de vue concret, tous ceux qui peuplaient les rives septentrionales de l’Europe étaient nos ancêtres, qu’on appelait les Vendes. Parmi eux, il en existait une strate ‘sociale’ désignée par l’appellation ‘Rus’, c’étaient ces mêmes Prussiens, la caste des princes-guerriers, caste dont est issue la lignée impériale. Les Riourikides en sont issus, de même que les Romanov. A la différence des Riourikides, les ancêtres des Romanov remontaient au roi semi-légendaire Widewut, qui quitta au troisième siècle le ministère royal pour se consacrer exclusivement à l’offrande des sacrifices. Dans le ministère royal il existe toujours un élément sacerdotal. Il est possible que cette inflexion ait occasionné certains préjudices. Le contraire est possible aussi. Mais il est important de se souvenir que leurs héritiers, au XIIe siècle, alors que commençait l’expansion des ordres militaires catholiques, renoncèrent au catholicisme et se convertirent à l’Orthodoxie. Ils s’établirent alors à Novgorod, où existe encore de nos jours une rue Kobuil (Кобыль), du nom de l’aïeul de la Maison Romanov et héritier de Widewut, André Ivanovitch Kobuila, dont le nom témoigne de son antiquité et de sa noblesse (Le nom ‘Kobuila’ signifie la même chose que le français ‘chevalier’, et l’espagnol ‘caballero’, qui renvoient tous à une même racine indo-européenne [*Hkow– et *kowula, ou encore *ghabheli-i- , selon le Dictionnaire étymologique des Langues slaves, de O.N. Troubatchev, Moscou,1983. N.d.T.] dénotant la noblesse de la naissance). Évidemment, tout cela peut prêter à sourire, mais au cours de l’histoire le nom « chevalier » a toujours existé. Le cheval, c’est le ‘Centaure’. Mais par rapport aux Riourikides, les Kobuila ont joué les seconds rôles, comme s’ils se tenaient en réserve pour remplacer les Riourikides, le moment venu. On sait que le frère d’André Kobuila s’appelait Fedor Kochka. Or la racine ‘koch‘ signifie ‘panier’ ou ‘coupe’. Si on ajoute que Sreznievski avance dans son Dictionnaire de Vieux Slave que Кощей, ‘cocher’, est celui «qui amène au prince son cheval de réserve», la boucle est bouclée. En fait le mot ‘Kalita’ ne signifie pas escarcelle, mais ‘coupe’ ; la coupe du sang royal sacré [N.d.T. Ivan Ier de Moscou, de Vladimir et de toute la Russie, petit fils d’Alexandre Nevski, fils de Saint Daniel de Moscou, de la dynastie des Riourikides, est surnommé ‘Ivan Kalita’]. Cette coupe a un équivalent en Europe ; la Coupe du Graal.
Ainsi, la Maison Romanov fut la deuxième dynastie impériale, celle de réserve en cas de tragédie. Et il la tragédie survint. A la chute de la lignée de Riourik, la lignée de réserve intervint. C’est à cela précisément qu’eut trait l’élection du Zemski Sobor de 1613. Il faut bien constater que le sang sacerdotal des Romanov ne leur fut guère profitable. L’élément le plus négatif fut le schisme, le ‘raskol’, après lequel la monarchie commença à perdre sa haute motivation sacrée. Elle parcourut toutefois son chemin, du XVIIe siècle jusque 1917. (A suivre)
Traduit du russe
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