Vladimir I. Scherbinine est l’auteur du livre «Le Coeur Brisé» (Сердце сокрушенно), un livre qu’il a dédié à la mémoire de son fils décédé. Cet ouvrage a été publié aux éditions du Monastère de la Sainte Rencontre à Moscou. Vladimir Scherbinine a créé en 1994 un atelier d’iconographie au sein de ce monastère. Les iconographes qui y travaillent ont orné plus de dix-huit églises en Russie, Pologne, Serbie et Ukraine. La version russe du texte ci-dessous a été publiée sur le site Pravoslavie.ru le 10 décembre 2016.
On raconte que de nos jours, il ne peut plus y avoir de justes, particulièrement dans les grandes mégalopoles imbibées de tentations, comme Moscou. Et au temps de ma jeunesse, on disait à ce propos : que pourrait-il donc pousser de bon sur la terre soviétique athée ? Mais des justes, il y en avait, de ce temps-là, et il en est encore, j’en suis convaincu.Mais de nos jours, les Orthodoxes recherchent et souhaitent autre chose. Il leur faut des personnalités bien tranchées, charismatiques, très populaires, capables de choquer par leur puissante phraséologie ou par l’une ou l’autre démarche spectaculaire.Pourtant, la sainteté est toujours timide, pudique, douce. Elle craint les carrefours tumultueux et les rumeurs. Il en fut ainsi de tous temps.
Tout récemment, selon les normes terrestres, c’est-à-dire au plus treize ans, la moniale du grand schème Maria (Tepliakova) s’en est allée vers le Seigneur. Elle était la veuve de feu le protodiacre de l’église de l’icône de la Mère de Dieu de Tikhvin, le Père Alexis. Cette église est située près du Métro VDNKh [Acronyme de Exposition des réalisations de l’économie nationale. N.d.T.], non loin du foyer de l’Institut National de Cinématographie, où nous logions quand nous étions étudiants. Nous nous rendions en cette église chaque dimanche et jour de fête. Nous y allions souvent pour entendre le Père Alexis chanter «Saint est notre Dieu!» à la fin des matines. Il avait une voix faiblarde, de vieillard ; il était âgé de 70 ans environ, mais il semblait que c’était son âme qui chantait.
Le Père Alexis paraissait sortir tout droit d’une icône : maigre, grand, avec de longs cheveux gris qui s’étalaient sur ses épaules, une petite barbe broussailleuse et un éternel sourire bienveillant aux lèvres. Quand il s’entretenait avec quelqu’un, on aurait dit qu’il se dissolvait dans son interlocuteur, tant il était empreint de sincérité, de chaleur, et d’un vivant intérêt pour celui ou celle qui se tenait devant lui. La vie du Père Alexis n’était pas simple du tout. Il fut novice au Monastère Danilov, à Moscou, avant qu’il ne soit fermé. Il s’adressa au supérieur ecclésiastique, l’évêque Théodore (Posdeevski) afin de savoir où il convenait qu’il aille. Il ne restait quasi plus de monastères ouverts ; le choix se réduisait entre catacombes et monde athée. Au même moment, une novice était venue auprès de l’évêque car son monastère à elle aussi venait d’être fermé et elle ne savait dans quelle direction elle devait poursuivre sa vie. Monseigneur Théodore les regarda avec attention, l’un après l’autre. Il prit alors leurs mains, il les unit et dit «vous serez ensemble pour toujours».
Non seulement ils ne se connaissaient pas, mais ils ne s’étaient jamais vus. Toutefois, ils demeurèrent fidèles à la bénédiction de Vladika Théodore jusqu’à la fin de leur vie. La vie a filé comme une seule journée, nous dit Matouchka, lors de l’office du quarantième jour suivant la mort du Père Alexis. Nous avons vécu modestement, pauvrement. Le Père Alexis travaillait au garage du Comité Central du Parti Communiste (quelle ironie!). Mais il était toujours gai, joyeux, léger. En 58 ans, nous ne nous sommes pas querellés une seule fois. Je ne me souviens pas même qu’il m’ait tiré la tête un jour. Il lui est arrivé une fois de me pousser du coude, pas bien fort, mais il s’en est ensuite excusé pendant des années.
Il devint diacre en 1952 seulement, après la guerre. Mais il manqua de mourir le jour de son ordination. Juste face au trône, il a eu une perforation de l’estomac suite à un ulcère. Mais il s’en est tiré. Mais il a catégoriquement refusé l’ordination à la prêtrise. Il s’en considérait complètement indigne. Il était habité d’une idée dont il faisait part à tous ceux qu’il rencontrait. Il était surpris de ce que les gens ne comprenaient pas l’essence de la Sainte Trinité. Il disait : «C’est tout simple, prenez de l’eau, de la vapeur et de la glace. Ce sont différents états, mais essentiellement, c’est la même chose ! Voilà la Sainte Trinité». Il me demanda d’écrire à ce propos à des moines enseignant à l’Académie Spirituelle de Moscou, mais les professeurs prirent cela à la rigolade et lui conseillèrent de continuer plutôt à clamer ses «Encore et encore…»
«Je sais que je ne suis qu’un ignorant, mais les gens ne comprennent pas, il faut leur expliquer!» m’écrivit-il quand je fus devenu membre de la paroisse. Il avait appris que j’étais en bons termes avec le papier et le stylo, et il me demanda d’exprimer son idée. Mais j’ai refusé, je ne sais pourquoi. L’ambiance de leur logement, rue Dokoukina était particulière. Des icônes anciennes étaient suspendues sur tous les murs, et les lampes à huile brûlaient. Pendant 27 ans ils vécurent avec deux chats, ils eurent également un singe et un grand perroquet à l’aile cassée, cadeau de marins, en souvenir de leur navigation au Japon, en Inde… Ce perroquet était un vrai pirate. Quand des invités arrivaient, il était indispensable de recouvrir sa cage d’un drap car Kecha (ainsi se nommait-il) accueillait ces invités par… une bordée d’obscénités russes. Les marins les lui avaient enseignées. Et ses nouveaux maîtres avaient beau s’efforcer de lui apprendre à les remplacer par de prières, rien n’y faisait ; quand Kecha s’agitait, toujours il proférait des gros mots.
Voici maintenant le récit que fit Matouchka Maria de la mort du Père Alexis. «Batiouchka mourut à la maison. Il tomba malade, très peu de temps, et il demanda que je n’appelle pas le médecin. Je voyais qu’il était très mal, je voulais m’approcher de lui, pleurer, le prendre dans mes bras, mais je craignais que ce faisant, il devinât que j’avais compris, et qu’il en souffrît. Je lui demandai :
Comment te sens-tu, Batiouchka ?
Rassemblant ses forces, il sourit :
Bien, Matouchka. Mieux que jamais.
Je compris qu’il parlait ainsi pour ne pas m’inquiéter. Voilà comment nous communiquions. Jusqu’à la fin. Seulement lorsque je vis que ses yeux s’éteignaient et que son âme s’en allait, je m’élançai vers lui et épanchai mes larmes».
Le Père Alexis fut inhumé dans son grand schème. Matouchka et lui avaient depuis longtemps reçu la tonsure monastique et vivaient dans leur monastère familial au milieu de la mégalopole.
Ils accomplirent ainsi leur rêve de jeunesse : devenir moines…
Traduit du russe.
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