Le livre de Geronda Ephrem de Philotheou «Mon Geronda Joseph, l’Ermite et Hésychaste» fut publié en 2008 à Athènes. Cette publication constitua un véritable événement dans la vie spirituelle des Orthodoxes grecs. Il fut lu pendant le repas dans tous les monastères de Grèce. En 2011, avec la bénédiction de Geronda Ephrem, le livre fit l’objet d’une traduction, ou plutôt d’une adaptation en russe, et y furent intégrés de nombreux éléments qui n’avaient pas été inclus dans la version originale. (Le livre russe ne porte d’ailleurs pas le même titre que le livre grec, et son organisation en chapitres est différente). Le texte lui-même du livre est la transcription des enregistrements de récits et souvenirs narrés par Geronda Ephrem à ses enfants spirituels. La Lorgnette de Tsargrad propose la traduction d’extraits de la version russe du livre, qui s’intitule «Ma Vie avec Geronda Joseph» (Моя жизнь со Старцем Иосифом).
Chapitre Premier. Dans le Monde.
Pendant les premières années de la catastrophique occupation allemande, alors que j’avais arrêté d’aller à l’école pour pouvoir travailler, un hiéromoine de la Sainte Montagne vint à Volos desservir une des deux églises paroissiales des zélotes vieux-calendaristes. Son père spirituel était Geronda Joseph l’Hésychaste, comme il l’appelait. Ce hiéromoine athonite devint pour moi un précieux conseiller, une aide dans la vie spirituelle. Je lui demandai d’être mon père spirituel et grâce à ses conseils et à ses récits, je ressentis bientôt combien mon cœur s’éloignait du monde et aspirait à la Sainte Montagne. Quelque chose de particulier brûlait en moi quand il me narrait la vie de Geronda Joseph, et en moi s’enflamma la prière de pouvoir faire rapidement sa connaissance. Je tentai, pour autant que cela fût accessible à un enfant, de mener un combat ascétique et, âgé, de quatorze ans, décidai de devenir moine. Mon père spirituel, Ephrem, me dit «Yannakis, tu ne pas encore devenir moine, tu es encore trop jeune. Grandis encore un peu, alors nous verrons».
Ma mère vivait comme une moniale, jeûnant avec zèle, priant, cultivant les vertus ; elle aimait la vie monastique. Elle me gardait toujours à ses côtés car quand j’étais encore tout jeune, elle avait été ‘avertie’ de ce que je deviendrais moine. A l’heure de la prière, elle avait vu une étoile qui quittait notre maison et s’envolait vers la Sainte Montagne, et elle entendit alors une voix disant «Des trois enfants, celui-là seul vivra».
Ma mère prit peur: «Deux de mes enfants vont mourir, il ne restera que celui-ci!» Elle ignorait que cette prédiction devait être comprise comme suit : un seul de ses enfants allait vivre auprès de Dieu. Plus tard, elle réalisa qu’il s’agissait d’une vision de mon départ pour la Sainte Montagne. C’est la raison pour laquelle elle me surveillait de près et ne m’autorisait pas à m’éloigner d’elle ; elle voulait présenter à Dieu l’offrande la plus pure possible.
Elle-même fut pour moi un être sur qui je pouvais prendre exemple. Tellement souvent, je la vis s’enfermer dans la cuisine et passer la soirée à prier, en larmes!
Ainsi, dans la mesure où ma mère veillait attentivement sur moi, ma vie dans le monde était, grâce à Dieu, fort sévère. Comme je l’ai dit, je dus abandonner l’école pour aller travailler car pendant ces terribles années de l’occupation, la faim était notre lot quotidien. Nous parvenions à peine à tenir sur nos jambes, tant elle nous tenaillait. Je travaillais surtout dans l’atelier de menuiserie de mon père. Et parfois il m’arrivait d’aller au marché de la ville et d’y vendre ce que je pouvais, des craquelins, de la quinine, des boutons, des allumettes… Pour aider ma famille, j’achetais ce que je trouvais et je le revendais immédiatement, courant sans cesse le risque de tomber aux mains des Allemands et des Italiens.
Je me souviens qu’un jour les Italiens ont attrapé mon frère, gamin sans poil au menton, et plusieurs de mes copains, et ils les ont battus comme plâtre au prétexte qu’ils commerçaient au marché. En réalité, les Italiens voulaient récupérer l’argent et les marchandises. Ils les ont battus durement. Admirez le courage de ces vaillants soldats rouant de coups des gosses qui avaient vendu des allumettes et quelques vieux vêtements au marché!
Je conserve un autre événement bien vivant dans ma mémoire : la gestapo fusilla des Grecs que je ne connaissais pas, et les pendit à côté de la kommandantur. Les mains de ces martyrs étaient bouffies suite à la torture ; on leur avait enfoncé des aiguilles sous les ongles. Les cadavres furent exposés pendant plusieurs jours, à titre d’exemple pour les autres.
En ces jours pénibles, notre seul espoir, notre seule consolation, c’était Dieu. Dès que je terminais le travail, ma mère venait me chercher et m’emmenait à l’église pour l’office, et à la confession auprès du Père Ephrem. Et il nous parlait du caractère fini de cette vie, de l’amour de Dieu, de la confession, de la prière du cœur, des larmes, de Geronda Joseph et de la Sainte Montagne. Progressivement le désir de me consacrer à Dieu croissait en moi.
A cette époque, la faim et la malaria moissonnaient à Volos. Moi aussi, je devins malade, sans savoir de quoi il s’agissait ; une forte fièvre persistait. J’avais chaud et je me sentais très faible. Finalement, je fus obligé d’aller à l’hôpital pour m’y faire donner des soins. Les moyens très limités dont ils disposaient dans les circonstances prévalentes ne permirent pas aux médecins de déterminer ce que j’avais, et je me retrouvais au seuil même de la mort. Finalement je m’en sortis, mais ces événements m’aidèrent à comprendre combien trompeuse et vaine est cette vie terrestre. Et je fus conforté dans mon souhait de devenir moine.
Les années passèrent et j’atteignis l’âge de dix-neuf ans. Un mois avant que je ne quitte le monde, des gars de Volos décidèrent de faire le voyage à la Sainte Montagne et d’aller rendre visite à Geronda Joseph. On le connaissait à Volos parce que mon père spirituel, qui était son disciple, en parlait souvent : «Geronda Joseph, c’est un saint, un ascète». Quelques femmes décidèrent d’envoyer par la même occasion des produits locaux et quelques effets. J’aurais voulu les accompagner, mais comment ? Mon père ne pouvait me payer une chose pareille.
Je me rapprochai de ces gars, bien qu’ils fussent plus âgés que moi. J’aurais voulu envoyer quelque chose de personnel à Geronda Joseph. Mais nous étions si pauvres que je n’avais rien. Je suis allé à la maison, j’ai ouvert l’armoire de maman et j’ai trouvé un peu de vermicelle. Je l’ai versé dans un sachet et j’ai écrit sur une feuille de papier : «Père Joseph, je vous envoie ce petit paquet, minuscule témoignage de mon amour et de mon respect. Je vous demande prier pour mon salut. J’embrasse votre main. Ioannis». C’est ainsi que je m’appelais dans le monde. J’ai fermé soigneusement le paquet et l’ai remis aux gars. Ils allèrent voir Geronda, qui se mit à ouvrir les paquets. Lorsqu’il ouvrit le mien, il dit : «Cet enfant viendra ici et il sera moine». Mais les gars répondirent : «C’est exclu. Son père spirituel le retient auprès de lui, il veut fonder un monastère et faire de Ioannis son successeur. Vous voyez, Geronda, ce n’est pas possible, pas imaginable». «Il viendra ici, mais toi tu vas partir dans le monde, mais tu reviendras pour être moine, et toi, tu seras prêtre et tu resteras dans le monde, quant à toi, tu ne reviendras jamais à la Sainte Montagne», dit Geronda à chacun d’eux.
Tout ce que Geronda avait prédit se déroula avec précision. Quand les gars revinrent, ils me rapportèrent les paroles de Geronda, mais je n’en saisis pas la signification ; je n’accordai pas d’attention au fait qu’il avait dit que j’allais venir auprès de lui. Et j’oubliai complètement tout cela. Quand j’avais écrit le petit mot, mon but n’était pas d’aller à la Sainte Montagne. Je voulais devenir moine, mais je ne savais où précisément. Et je ne savais pas non plus à quoi ressemblerait mon avenir monastique, mais par la grâce de Dieu, Geronda, lui, connaissait toutes ces choses.
Le Père Ephrem me dit un jour : «Reste auprès de moi, je vais fonder un monastère. J’ai besoin de toi car je n’ai personne d’autre». «Entendu, Père, je resterai, pour vous aider.» Mais il avait commencé à parler de cette entreprise alors que je n’avais que quatorze ans, et maintenant j’en avais dix-neuf. Je me demandais : «Ne vaudrait-il pas mieux que je m’en aille?», car une pensée m’avait convaincu qu’il ne sortirait rien de son idée de monastère. Je m’enfermais dans ma chambre et je priais «Panagia, ouvre-moi Tes portes et prends-moi près de Toi. Panagia, ouvre la porte de Ta miséricorde et prends-moi avec Toi».
Il m’arrivait régulièrement de passer devant la prison. C’est là que se trouvait la chapelle Saint Eleftherios, où nous déposions des aumônes en faveur des prisonniers. J’y entrai et déposai ce que j’avais. Je demandai à Saint Eleftherios de me libérer, afin que je puisse partir. Je me sentais embarrassé envers mon père spirituel et n’osai lui en parler, c’est pourquoi je lui écrivis. Il se fâcha un peu, mais avec le temps, il se calma et marqua son accord, me disant «Va mon enfant, je ne te retiens pas».
Avant de partir à la Sainte Montagne, je fis la connaissance d’un moine qui me proposa de mener le combat ascétique avec lui. J’acquiesçai et m’apprêtai à déménager auprès de lui, mais Dieu ne le permit pas. Il éclaira ma Mère ainsi que mon père spirituel, qui me dirent «Non, tu ne dois pas aller là, tu dois aller près de notre geronda, Geronda Joseph». «Que cela soit béni!», répondis-je, bien que je ressentis en moi que mon orgueil était piqué au vif. Je me rangeai néanmoins à l’opinion de ma mère et me soumis à sa décision éclairée. Et Dieu me rendit digne d’avoir Geronda Joseph comme père spirituel, confesseur et intercesseur au Ciel.
Je bénis le jour et l’instant où mon Seigneur et mon Dieu me fit observer l’instruction que me donnèrent mon père spirituel et ma sainte maman lorsqu’ils m’enjoignirent de devenir disciple de Geronda Joseph. Car en effet, si j’étais allé là où j’avais l’intention de me rendre, j’aurais subi une perte incommensurable. J’obéis, et ce faisant, je ne me trompai pas en optant pour le monachisme athonite. Qui donc serait allé à sa perte en ayant obéi à son père spirituel? Même si la situation, les ordres, les conseils se font mauvais, Dieu changera tout cela en bien. (A suivre)
Traduit du russe.