«Romanité ou barbarie? L’Origine historique du conflit séculaire entre Hellénisme et Occident», est un ouvrage écrit par Anastasios Philippidès et publié en 1994 sous le titre «Ρωμηοσύνη ή βαρβαρότητα». Outre l’originalité et la pertinence de son analyse historique, dans la lignée des enseignements du P. Jean Romanides et du Métropolite Hiérotheos de Naupacte, il constitue un éclairage extrêmement intéressant de la situation de crise qui s’est déployée en Grèce depuis quelques années. Il semble que le livre précité n’ait pas été traduit en français à ce jour. Voici la traduction de l’introduction de l’ouvrage. Pour la cohérence avec le propos de l’auteur nous avons traduit le grec Ελλάδα et Έλληνες non par Grèce et Grecs, mais par Hellade et Hellènes (la version anglaise du livre ayant retenu Hellas et Hellènes).
(…) En dépit des importants transferts de fonds de la Union Européenne, l’Hellade semble s’éloigner de ses collègues européens, plutôt que s’en rapprocher. A ce jour, la réaction politique hellénique se limite à des tentatives d’obtenir des Fonds européens les montants d’aide les plus élevés possible. En d’autres mots, le point de vue qui prévaut est celui selon lequel le problème est purement un problème ‘d’inégalité de développement’, qui peut être résolu uniquement au moyen de fonds et de know-how technique à transférer de l’Union Européenne vers l’Hellade.
Nous considérons que la crise hellénique est d’une nature toute différente. Il s’agit plutôt d’une crise globale d’identité nationale dans le cadre de laquelle l’émergence d’une civilisation étrangère provoque des réactions personnelles spasmodiques et incontrôlables, au-delà de tout cadre moral et de toute forme de hiérarchie. Le transfert de fonds ne résoudra aucun problème (pas même le problème économique immédiat), si au préalable nous ne parvenons pas à réaliser en quoi consiste notre identité et en quoi consistent les causes culturelles qui nous différencient du reste de l’Union européenne, causes qui sont de nature à nier les formules habituelles permettant de transcender la crise. A défaut, l’Hellade continuera à demander aux autres de faire preuve de ‘compréhension’ envers ses problèmes pendant que nos collègues européens continueront à exprimer leur indignation parce que nous ne nous conformons pas à leurs instructions.
Pour nous, la crise que nous constatons aujourd’hui n’est rien d’autre que le produit final d’un conflit ancestral entre deux mondes, deux civilisations, deux perceptions différentes de la vie. Il existe toutefois de nos jours, dans le contexte d’une tentative d’invoquer un ‘héritage commun européen’ supposé unir les peuples de l’Union européenne, une tendance à minimiser les différences historiques entre l’Hellénisme et l’Occident. L’acceptation du Traité de Maastricht, par exemple, fut accompagnée d’un bombardement de propagande dont le message central était que l’Hellade «avait enfin trouvé son destin» en Europe. Sur une pareille toile de fond, tout point de vue opposé au concept d’un Idée Européenne uniformisée, et rappelant l’antagonisme historique entre l’Hellade et l’Europe occidentale est sans conteste voué à la marginalisation pendant les années qui viennent.
La voie de l’acceptation de cette version neutralisée de l’histoire fut pavée voici deux siècles par des savants hellènes formés à l’occidentale, qui imposèrent à notre peuple une perception de la vie et de l’histoire tout à fait contraire à celle que les Hellènes eux-mêmes avaient préservée tout au long de l’occupation turque. La déformation systématique de notre physionomie culturelle atteint de nos jours le stade extrême de la schizophrénie. Nous nous observons et nous analysons nous-mêmes, notre histoire et notre religion, à partir d’un point de vue occidental. En d’autres mots, nous nous regardons dans un miroir qui ne reflète pas notre image, mais une image conçue par les Européens de l’Ouest. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que nous soyons en mesure de résoudre nos véritables problèmes si nous ne sommes pas capables de les identifier dans notre miroir déformant.
Le produit de cette déformation, et la preuve de notre différence culturelle, est la méprise concernant la place de l’Hellade dans l’Europe. Ainsi, nous voyons les Hellènes flattés d’entendre les invités étrangers officiels louant le pays qui donna naissance à la démocratie, la philosophie, etc.… Mais ces mêmes Hellènes ferment avec insistance les yeux sur le fait que les mêmes invités étrangers considèrent l’Hellade comme un pays décadent, une gêne pour l’Europe. Alors que les Hellènes veulent se vanter de faire partie de l’Ouest, les Européens de l’Ouest nous voient comme un embêtant vestige de l’Orient dans leur communauté.
Cette méprise nous conduit souvent à des problèmes nationaux majeurs, et même à des catastrophes nationales, quand les ‘Néo-Hellènes’ refusent de comprendre la réaction des Européens face à nos exigences nationales ‘justifiées’. Ainsi, en tant qu’État nous sommes sans cesse perplexes face à la position des étrangers à propos de la «Grande Idée», de la catastrophe d’Asie Mineure, de la question cypriote, et plus récemment, de la question macédonienne. A notre avis, les tensions nationalistes aujourd’hui croissantes en Europe nous apporteront de nouvelles surprises dans un proche avenir, à cause de nos attentes mal avisées à l’égard des étrangers. Durant les dernières années déjà, nous avons été témoins d’un incroyable (pour certains collègues européens) sentiment anti-hellénique étalé dans les publications de la presse occidentale. Pour ce qui concerne les Européens de l’Ouest, il n’est que naturel qu’ils nourrissent leurs propres points de vue. Le problème réside en notre propre ignorance du contexte historique différent du nôtre, sur base duquel ils jugent les choses.
Notre travail consiste en une tentative de détecter l’avènement de la différence de points de vue à partir desquels les Hellènes et les Européens de l’Ouest voient l’ Hellade. Nous ne pourrons nous attaquer aux problèmes les plus importants concernant notre identité nationale si nous ne nous familiarisons pas avec les racines de nos différences historiques avec l’Ouest. Un premier exemple de problème est, comme nous l’avons déjà mentionné, l’opinion des Occidentaux à propos de l’ Hellade d’aujourd’hui. Cette opinion est faite d’un profond mépris ; des millions de nos compatriotes à l’étranger en ont fait l’expérience quotidiennement. Les Néo-Hellènes pensent que ce mépris trouve ses racines dans l’occupation turque, lorsque les visiteurs étrangers observaient l’extraordinaire retard des autochtones par apport aux Occidentaux. Dans la mesure où l’ Hellade contient encore des résidus de l’occupation turque, les Occidentaux persistent dans leur opinion méprisante envers elle.
Une telle perception est profondément erronée et historiquement sans fondement. Le point de vue des Occidentaux sur l’Hellade ne fut pas forgé au cours de l’occupation turque. Un semblable dédain fut observé pendant les siècles qui précédèrent la chute de Constantinople, quand les Latins lancèrent leur campagne visant à latiniser la romanité, tant dans sa religion que dans sa langue. Pareil mépris fut constaté au temps des croisades. Et si nous souhaitons trouver ses racines les plus profondes, nous devons remonter plus loin encore dans le temps, jusqu’au début de la période médiévale, du Ve au IXe siècle, époque au cours de laquelle on commença à formuler l’idée d’une ‘Europe occidentale’. Le mépris des Occidentaux ne provient donc pas d’une ‘supériorité’ actuelle de la civilisation occidentale, mais de différences historiques qui existaient déjà à l’époque où les Européens de l’Ouest vivaient encore dans les ténèbres de la barbarie médiévale. (…)
Un deuxième exemple de problème qui ne peut être prise en charge si on ne recherche pas la cause historique de notre différence vis-à-vis de l’Occident, est le dilemme familier de l’appartenance (culturelle) de l’Hellade à l’Orient ou a l’Occident. A notre avis, les discussions de ce problème ne prennent souvent pas en compte des faits historiques élémentaires. Comme nous le verrons au cours de notre étude, l’Europe occidentale est née entre les Ve et VIIIe siècles, lorsque les tribus barbares germaniques entrèrent en conflit avec la civilisation hellénique-romaine, portée exclusivement à cette époque par l’Empire «byzantin». La conscience de l’Europe occidentale fut façonnée et définie par ce conflit avec Constantinople. Depuis ce moment, on a identifié un «Européen de l’Ouest» comme quelqu’un qui n’est pas chrétien orthodoxe ; quelqu’un qui ne ressent pas d’appartenance à l’Empire Chrétien Œcuménique avec Constantinople comme capitale et ne reconnaît pas la civilisation formée par la synthèse entre l’hellénisme et le christianisme au sein de l’Empire Romain d’Orient.
Pour autant que nous acceptions cette définition de base, alors, toute discussion au sujet de la place qu’occupe l’Hellade en Europe, en Occident ou en Orient, cesse d’être pertinente. Pour les ‘Européens’, par définition, l’Hellade ne fait pas partie de l’Europe car elle est l’héritière d’une tradition qui lui est opposée, cette civilisation opposée qu’ils eurent à combattre avec ténacité pour réussir à devenir ce qu’ils sont aujourd’hui. Nous devons garder à l’esprit que l’histoire médiévale européenne entre 800 et 1400 consista essentiellement en un conflit permanent entre Latins et ‘Byzantins’. Et même de nos jours, les discussions à propos du soi-disant ‘héritage commun de l’Europe’ n’incluent aucun élément de notre tradition romaine. Bien au contraire, tout vestige de cette tradition est considéré comme un obstacle anachronique au plein accomplissement du nouveau profil culturel européen.
Par ailleurs, les Hellènes ne voient aucune raison de s’identifier ni à l’Occident, ni à l’Orient, car ces deux concepts sont définis dans le cadre d’une relation antagoniste avec l’Hellade. Car en fait, l’Occident existe, au sens culturel, uniquement dans la mesure où il combattit, et annihila, la civilisation hellénique-romaine. Si cela n’eût pas été le cas, toute l’Europe aurait continué à être une province romaine. L’Orient fut également totalement différent de la culture hellénique-romaine, bien que celle-ci l’ait influencé profondément au cours du Moyen-âge. Bref, ce sont l’Occident et l’Orient qui se définissent à travers leur relation avec l’Hellade, et non le contraire. Il s’agit d’un fait incontestable, dans la mesure où les Hellènes furent incontestablement, pendant au moins 1800 ans (de 600 av. JC à 1200 ap. JC), la nation la plus civilisée d’Europe. Par conséquent, il se fit que toutes les nations qui entrèrent en contact avec nous durent prendre position en acceptant ou en rejetant les éléments de la civilisation hellénique existante.
Le cadre historique que nous proposons ici permettra de mieux comprendre certains problèmes et malentendus qui autrement demeureraient obscurs. Un exemple caractéristique et relativement récent est la célèbre «Histoire de l’Europe» de Durosel, qui provoqua de multiples réactions dans notre pays dans la mesure ou on ne trouve absolument aucune mention de l’Hellade et de Byzance dans cette histoire de l’Europe. Pour les Hellènes, il va de soi que l’Hellade et ‘Byzance’ furent des facteurs fondamentaux dans la formation de l’Europe. Alors que pour les Européens non-Hellènes, l’Europe ‘commence’ à partir du moment où les Européens eux-mêmes font leur apparition, en d’autres termes, au IVe siècle, lors des invasions de l’Empire Romain par les tribus germaniques. Toute cette ‘idée européenne’ dont on parle tant aujourd’hui n’est rien d’autre qu’une tentative de réunir les descendants de ces tribus germaniques. Dans ce contexte, l’appartenance de l’Hellade ou de ‘Byzance’ à ‘l’Europe’ n’est guère évidente. En fait l’évolution de l’Europe au cours du IVe siècle n’est rien d’autre que l’expansion des ‘Européens’ (les tribus barbares) au détriment des ‘Byzantins’ (les Romains). Évidemment, les historiens occidentaux s’efforcent de nous convaincre que les Romains et les barbares fusionnèrent et produisirent la civilisation contemporaine de l’Europe occidentale. Il s’agit là d’une distorsion consciente de l’histoire, imposée par les Occidentaux en vue d’imposer l’amnistie des crimes commis par leurs ancêtres et, simultanément, afin d’usurper les prouesses de la civilisation hellénique-romaine. (…)
Le point de vue de Durosel était ‘hérétique’ seulement dans la mesure où il avait passé l’Hellade sous silence. L’omission de ‘Byzance’, elle, est un dénominateur commun des histoires occidentales de l’Europe. Parmi les nombreux exemples de cette pratique, nous pouvons citer le cas plutôt récent (1980) d’une «Histoire Générale de l’Europe» en plusieurs volumes, publiée en France (C. Livet et R. Mousnier, PUF), dont la traduction en langue grecque a été publiée en 1990 par les Éditions Papazisis. Le prologue de l’édition grecque a été rédigé par le Président de l’Académie d’Athènes, le Métropolite Mgr Hierotheos Vlachos, qui y exprime sa stupéfaction face à l’absence de toute référence à ‘Byzance’. Mais pourquoi cette stupéfaction ? Il est bien connu de tous les expatriés que pour les Occidentaux, l’Hellade médiévale et des périodes ultérieures ne fait pas partie de ce qu’on appelle «l’Europe». Même lorsque des raisons relevant de la «courtoisie» et du «pluralisme culturel» exigent que ‘Byzance’ soit présente dans de telles publications, son rôle est inévitablement présenté comme périphérique, comme s’il s’agissait d’un insignifiant duché oriental et non ce qui fut la puissance politique et culturelle d’Europe pendant de nombreux siècles. Malheureusement, l’animosité ancestrale de l’Occident envers les Romains de l’époque médiévale ne leur permet pas, aujourd’hui encore, d’étudier avec objectivité un sujet aussi inoffensif que l’histoire médiévale.
En guise de dernier exemple caractéristique, nous pouvons mentionner l’ouvrage collectif «Handbuch der Europaischen Geschichte» (Éditions Ernst Klett-Cotta, Stuttgart) qui présente l’histoire de l’Europe depuis la basse antiquité jusqu’à notre époque, en sept volumes. Dans le premier volume, publié en 1976, l’éditeur affirme que son ouvrage ne se limite pas à l’Europe occidentale et centrale, mais s’étend à l’Europe Orientale, de façon à intégrer les civilisations slaves et hellénique-orthodoxe. Malgré cela, ce premier volume, qui couvre la période allant de 400 ap.JC au milieu du XIe siècle consacre chichement 81 de ses 1061 pages à ‘Byzance’. Sept siècles d’histoire byzantine occupent un espace similaire à celui du texte qui analyse l’organisation des tribus barbares durant le Ve siècle (75 pages)! Face à de tels exemples, tout commentaire ferait œuvre de redondance. Il faut être aveugle pour ne pas percevoir l’opinion européenne nous concernant, nous, notre histoire et nos traditions.
Plutôt que d’essayer de convaincre les Européens de l’Ouest à l’aide de protestations plombées d’infériorité et de déclarations les implorant de nous intégrer dans leur histoire, nous aurions dû saisir l’occasion rare au cours de laquelle ils firent preuve d’honnêteté, celle de l’ouvrage de Durosel. Nous aurions dû, à tout le moins, reconnaître que les deux parties, en tant que civilisations, hellénique et Européenne occidentale, sont en fait des parties antagonistes, depuis l’apparition même des ‘Européens de l’Ouest’ au IVe siècle. Il n’est donc pas étonnant que certains livres expriment ce qui est incrusté dans la conscience de tout Européen de l’Ouest. Durosel aurait pu devenir pour nous le prétexte d’un arrêt propice à un examen plus sérieux de notre position envers une civilisation qui nous est particulièrement hostile, exceptionnellement anti-romaine, une civilisation qui tente d’imposer un modèle universel de l’homme en éliminant la mémoire et le mode de vie de différents peuples, y compris le peuple hellénique.
Notre étude tentera d’identifier quelques causes historiques du fossé qui sépare l’hellénisme et l’Occident, insistant sur celles qui sont d’habitude passées sous silence ou volontairement falsifiées dans l’historiographie «officielle» européenne mais aussi hellénique. Nous pensons qu’il est redondant de mentionner les différences culturelles per se ; elles ont déjà été décrites de façon superbe par quelques-uns des esprits les plus inspirés auxquels notre pays a donné naissance durant le siècle écoulé et elles ont été coulées dans l’œuvre toute entière d’un certain P. Yannopoulos, d’un certain G. Seferis, d’un certain Ph. Kontoglou…
Traduit de l’anglais et du grec.