Le site Pravoslavie.ru a publié un cycle d’entretiens consacrés à Byzance, son histoire, ses enseignements. Quand et comment apparut l’appellation «Empire Byzantin»? Comment les scientifiques érudits de pays différents évaluent-ils le rôle et la signification de Byzance dans l’histoire du monde? Pourquoi, à l’époque soviétique, La ‘byzantistique’ fut-elle déclarée «science dangereuse»? Qu’est-ce qui relie la Russie à Byzance et pourquoi essaierions-nous de connaître cette puissance dont de nombreux siècles nous séparent? Premier entretien du cycle, avec l’historien Pavel Vladimirovitch Kouzenkov. Pour les francophones, un des intérêts de ce texte est de soulever un coin du voile sur l’approche de l’histoire de «Byzance» par des Orthodoxes, en l’occurrence, les Russes. Les ouvrages disponibles en français sur le sujet sont, dans leur immense majorité, soit écrits par des Français, soit par des Anglo-saxons, et ensuite traduits. La traduction française de l’ouvrage de Georgije Ostrogorski, byzantiniste serbe qui a exploité des sources non seulement occidentales, mais aussi slaves et grecques, fait exception. La traduction des travaux des historiens russes Vassiliev et Ouspienski est introuvable.
Constantinople. Le nom de l’Empire.
L’Empire de Byzance fut ainsi nommé d’après son ancienne capitale. Constantinople s’appelait auparavant Byzance. Et on continua pendant longtemps à utiliser cette antique appellation de la capitale de l’Empire Romain d’Orient dans les textes littéraires et rhétoriques. Ce genre de situation nous est familier; pendant l’époque soviétique, on avait l’habitude d’appeler Leningrad, ‘Piter’. Utiliser un vieux nom au lieu de celui de l’appellation contemporaine, cela a un côté romantique qui fleure bon les temps anciens, l’histoire… Et parfois, on recourt au nom de la capitale pour désigner l’État tout entier, et on dit, par exemple: «Moscou a adressé un ultimatum à Washington».
Officiellement, cet État s’appelait l’Empire (империей) Romain. Mais à partir du règne de l’Empereur Heraklios (610-641) on parla de plus en plus souvent du royaume (царстве), de cette forme d’État que l’on pouvait considérer comme étant l’héritière du ‘royaume’ de l’Ancien Testament. Cette idée ne concernait d’ailleurs pas uniquement l’Ancien Testament, mais aussi d’autres grands royaumes antiques, comme le Royaume de Perse, le Royaume gréco-macédonien, le Royaume de Babylone. Les allusions bibliques ont dicté le nom de l’État. Et à sa tête était nommé le ‘tsar’, le ‘basileus’.
A partir de quand peut-on parler de Byzance en tant qu’État particulier? Les savants donnent des réponses variées à cette question.
Dans le contexte de la science historique, Le nom de cet État est très fortement lié à cette question: que fut donc réellement Byzance? A partir de quelle époque pouvons-nous parler de Byzance en tant qu’État particulier? Il existe différentes réponses car les divers historiens intéressés désignent sous l’appellation de Byzance des phénomènes différents. Les uns parlent de Byzance comme d’un État appartenant exclusivement au Moyen-âge, son histoire devant commencer au VIIIe siècle, alors que jusqu’au VIIIe siècle on ne parlerait que de la phase ‘tardive’ de l’Empire Romain. C’est seulement après la mort des dernières traces de la tradition latine que commencerait l’État exclusivement chrétien-oriental, orthodoxe et grec, c’est-à-dire Byzance. Mais tant qu’il est possible d’identifier la moindre trace de la Rome Antique, on serait toujours dans l’Empire Romain.
Cette tradition a prévalu dans la tradition historique anglaise. Dans l’historiographie allemande, ou russe, le début de Byzance est déterminé en 395 précisément, avec la division de l’Empire Romain entre les fils de l’empereur Théodose I, en une partie orientale et une partie occidentale. On considérait que Byzance était la partie orientale, et qu’en 476 la partie occidentale cessa d’exister. Cette conception s’est ancrée chez nos savants, dans les travaux desquels nous lisons que 395 est la date de fondation de Byzance. Alors que, bien entendu, jamais il n’y eut de «fondation de Byzance». La science historique française a relativement longtemps considéré Byzance comme étant l’empire romain, l’appelant toutefois «Bas-Empire Romain». On peut estimer que dans ce cas, ‘bas’ ne fait évidemment pas référence à la situation de l’état dans la partie inférieure de la carte géographique, mais plutôt à un niveau de civilisation inférieur, dégradé, par opposition à une autre qui serait ‘élevé’. Est élevé, ce qui est hautement développé; ce qui est bas implique un déclin en cours. La littérature historique française qualifie de ‘bas’ toute la portion de l’histoire de l’Empire Romain Chrétien, qui commence dès l’adoption du Christianisme, au IVe siècle. Cette conception fut arrêté clairement par Édouard Gibbon dans son célèbre livre «L’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire Romain», dans lequel il décrit l’histoire de Byzance précisément comme un déclin dont, en tant que protestant sympathisant avec la tradition anticléricale du XVIIIe siècle, il attribue avec insistance la cause au Christianisme. D’après lui, le Christianisme a miné la racine du Pouvoir Romain; l’État étant dès lors condamné à avancer vers un inéluctable déclin. Dans le cadre d’une telle conception, il est possible et logique d’appeler ce Pouvoir ‘Rome’, mais il s’agit d’une Rome déjà en voie de décomposition. A l’époque au cours de laquelle Gibbon écrivit son œuvre, il s’agissait là d’une allusion à la France, présentée comme souffrant de ‘l’influence désagrégeante‘ du cléricalisme et du monarchisme. Une approche scientifique simple de l’étude de Byzance montrait clairement que cette conception ne pouvait résister à la critique, mais toutefois, l’appellation «Bas-Empire Romain» persista dans l’historiographie française. Naturellement, il existe un problème: comment qualifier d’Empire Romain un empire qui se distinguait dans son essence même de cet Empire Romain qui apparaît instantanément à notre conscience dès que nous prononçons son nom, celui de César et d’Auguste? Il me semble que la raison principale qui conduisit à introduire l’expression ‘Empire Byzantin’ fut la volonté d’éviter toute confusion, et de créer une opposition nette par rapport à l’empire romain dont le fondement était le militarisme et le paganisme.
Car Byzance, c’est tout autre chose. Son fondement est avant tout, la paix, et les concepts d’attachement à la paix, et plus poétiquement, de douceur; porteur de paix, et sérénissime, furent bien les attributs les plus significatifs, les plus importants de la titulature des empereurs romains des temps byzantins. Avec, bien sûr, le Christianisme. Byzance est inconcevable sans le Christianisme. C’est d’ailleurs pour cela qu’un des noms que se donnaient les byzantins était «Chrétiens». Même dans les documents du Moyen-âge, comme les traités avec les Russes, les Bulgares et les autres peuples, nous lisons qu’il s’agit de traités entre, par exemple, les Ruthènes et les Chrétiens. Ce type d’opposition fonctionnait précisément parce que le concept de «Ρωμαίοι», Romains, était inséparable de la foi dans le Christ, alors que barbares étaient nommés ceux qui n’étaient pas chrétiens. Évidemment, au fur et à mesure que les barbares rejoignaient la chrétienté, se faisant baptiser, ce modèle devenait problématique. Ainsi, depuis le baptême des Bulgares, il s’avéra que des Chrétiens se battaient contre des Chrétiens. Il fallut bien résoudre d’une manière ou l’autre ce nouveau problème de conscience. Le peuple russe s’appropria plus tard le terme «Chrétiens» pour se désigner. Qui étaient ces «Chrétiens»? Les Russes. Et lorsque les tsars s’adressaient «à tous les Chrétiens orthodoxes», l’appellation Chrétien s’appliquait à tous les Russes, aux XVIe et XVIIe siècles. [En Russe, on note l’extrême proximité des termes ‘Chrétien’ (христианин) et ‘paysan’ (крестьянин), qui ont une prononciation quasi identique et auraient une étymologie commune (крьстиѩнинъ en Vieux-Slave, χριστιανός en Grec)]. Le terme ‘Byzance’ fut introduit, dès après la chute de Constantinople, par les Italiens, tout d’abord. A la fin du XVe et au début du XVIe siècle, le concept de «Byzance» commence à se répandre dans les travaux de lettrés. Mais dans le cadre de la ‘byzantistique’, on considère que la paternité du terme revient à Jérôme Wolff (1516-1580), qui eut recours de façon systématique au mot ‘Byzance’ pour désigner l’Empire Romain Chrétien.