Le site multilingue Katehon a proposé cet article dans ses pages en langue russe le 19 janvier 2016. La citation du début de l’article, extraite du livre Byzantisme et Monde slave («Византизм и Славянство») de K.N. Leontiev est reprise de l’excellent livre «Konstantin N. Leontiev. Écrits essentiels» publié par les Éditions L’Age d’Homme. Alors que les traducteurs de ce livre ont utilisé la traduction, normalement reçue, de Byzantinisme (que nous avons respectée) pour rendre le russe Византизм , nous préféré recourir à un néologisme, celui de Byzantisme, très peu usité , afin de nous distancier de toute connotation négative portée en Occident par l’adjectif «byzantin» duquel dérive la traduction courante «byzantinisme».
Qu’est-ce que le Byzantisme? Appartient-il au seul passé ou est-ce une préfiguration du futur? Et surtout, la Russie est-elle un pays dont le destin serait indéfectiblement lié au Byzantisme? Le grand penseur russe Konstantin Leontiev, dans son ouvrage «Byzantisme et Monde Slave», définit le Byzantisme de la façon suivante :
«Qu’est-ce que le Byzantinisme ?
Le Byzantinisme est, avant tout, une forme particulière de culture, de connaissances qui possèdent leurs traits distinctifs, leurs principes généraux, clairs et tranchés, intelligibles et dont les conséquences définies se manifestent dans l’histoire.
Le slavisme, pris dans son intégralité, est encore un sphinx, une énigme. L’idée abstraite du Byzantinisme est parfaitement claire et compréhensible. Cette idée générale est composée de quelques idées particulières, religieuses, étatiques, éthiques, philosophiques et artistiques.
Nous ne voyons rien de comparable dans le panslavisme. Si nous nous représentons le panslavisme par la pensée, nous n’en percevons qu’une image amorphe, primitive, inorganisée, quelque chose qui ressemble à la vision de gros nuages éloignés qui, à mesure qu’ils se rapprochent, peuvent former des silhouettes les plus variées.
Si nous évoquons en esprit le Byzantinisme, nous voyons, au contraire, le plan rigoureux et clair d’un vaste édifice. Nous savons par exemple que le Byzantinisme implique l’autocratie pour l’État. En religion, il signifie le christianisme avec des traits précis qui le distinguent des églises occidentales, des hérésies et des schismes. Dans le domaine moral, nous sommes conscients que l’idéal byzantin n’admet pas ce principe très fort, et en beaucoup de cas extrêmement exagéré, de la personnalité humaine terrestre qui fut introduit dans l’histoire par le féodalisme germanique; nous savons que l’idéal moral byzantin tend à nous faire perdre nos illusions sur tout ce qui est terrestre, bonheur, stabilité de notre propre pureté, sur notre capacité à la perfection morale ici-bas. Nous avons appris que le Byzantinisme (comme le christianisme en général) repousse tout espoir d’une quelconque prospérité universelle des peuples ; qu’il est la plus forte antithèse à l’idée de pan-humanité au sens d’égalité universelle, de liberté terrestre illimitée, de perfection et de satisfactions terrestres, universelles.
Le Byzantinisme nous offre également des images très claires dans le domaine artistique ou plus généralement esthétique: on peut imaginer sans peine les modes, les coutumes, les vêtements, l’architecture, la décoration, les goûts, teintés de principes byzantins.»
Les prémisses du Byzantisme apparurent dans la Rus’ dès que celle-ci adopta le Christianisme. Elle s’appropria en même temps la culture orthodoxe particulière qui prévalait dans l’Empire Byzantin, ainsi que la relation avec l’empereur-tsar en tant que Katekhon. Toutefois, les fruits du Byzantisme n’apparurent pas immédiatement après le Baptême de la Rus’. Il fallut plusieurs siècles pour que l’idée portât fruits.
Le Byzantisme russe a deux prémisses métaphysiques. L’une d’elles est liée à ce qu’on appelle Roma Mobilis, Rome qui change, qui se meut, que le moine Philothée a décrit de la façon la plus claire. C’est l’idée de «Moscou, troisième Rome». Acceptant cette idée, le souverain devint le Katekhon, celui qui endigue le mal, et le peuple devint une partie de l’État-forteresse.
Le second pilier du Byzantisme russe est la Légende du Klobouk Blanc. Ces deux concepts qui reposaient au plus profond des mythes du peuple russe devinrent pour celui-ci une réalité… Mais l’époque de la Russie pétrovienne ébranla fortement cette réalité. La nouvelle élite de l’Empire rompit avec de nombreux traits du Byzantisme russe. Toutefois, Konstantin Leontiev a montré que le Byzantisme ne tomba pas dans le néant, mais continua à exister sous une forme cachée, non encore révélée, en tant qu’axe de l’architecture d’État de la Russie, revêtue extérieurement seulement d’un habit européen de l’Ouest. De même, la «société progressiste» soviétique et marxiste, particulièrement pendant la période stalinienne, fut un retour vers le passé moscovite, malheureusement pas en tous points, et pas dans une mesure suffisante. Survint une «glaciation» de la Russie, mais pas suffisamment profonde et longue. Le réchauffement et la perestroïka anéantirent tous les succès conservateurs des années trente et quarante. Et nous nous trouvons alors face à un paradoxe : plusieurs penseurs patriotiques rejetèrent le Byzantisme comme étant une idée venue de l’extérieur. Ainsi, le penseur russe Ivan Loukianovitch Solonievitch écrivit ceci à propos de l’architecture d’État russe : «C’est nous qui avons construit l’État russe. Ce ne sont pas les Allemands, les Tatars et les Lettons, comme l’ont écrit Gorki et son disciple Rosenberg. Ce ne sont pas les princes et les boïars, comme le prétendirent Marx et Lénine, ce ne fut pas Byzance ou la Horde d’Or, mais nous, quelques centaines de millions d’Ivan qui comprirent correctement la grandeur, la fierté et la puissance de leur lignée, et comprirent très bien ce dont dont ils avaient besoin, eux, les Ivan ».
Nous respectons les travaux d’Ivan Solonievitch et partageons certains aspects de son idéologie, mais nous examinons la question sur un plan différent. L’Eurasisme parle de superethnos et de complémentarité des ethnos. L’ouvrage de Lev Goumiliev «Ethnogénèse et biosphère terrestre» aborde tout cela en détail. Mais il faut admettre toutefois que tous les systèmes ethniques ne sont pas complémentaires. Et aucun ethnos ne peut, sans s’appuyer sur de quelconques prémisses, élaborer complètement une culture et un État ; certains éléments sont toujours requis. Par exemple toute l’Europe fut construite sur l’héritage de la latinité. L’hellénisme influença les cultures tant à l’Ouest qu’à l’Est, jusque dans leur profondeur. Sous bien des aspects, il les créa. Platon et les Platoniciens donnèrent énormément à la théologie chrétienne.
De même, la Russie fut créée à la jonction d’une série d’idées puissantes. Quand nous examinons la Russie du point de vue de l’architecture d’État et de la foi, nous voyons le Byzantisme. Du point de vue organisationnel, la Russie a emprunté beaucoup à la Horde. Nous devons finalement nous débarrasser du «complexe d’infériorité nationale» que nous a infligé l’Occident, nous devons rejeter la «légende noire». La Russie entra sous le joug de la Horde en tant qu’État déchiré par les luttes intestines, et il en ressorti en tant qu’empire au centralisme puissant et à l’organisation ferme, caractéristiques souvent inhérentes à la Horde. Sous bien des aspects, l’époque soviétique fut liée à la dimension «hordiste» des temps industriels. La Yassa de Gengis Khan et l’éthique de la nomenklatura soviétique de l’époque de Staline ne se confondent évidemment pas, mais on observe toutefois une similitude. Où donc est ce qui est russe à proprement parler ? C’est ce qui est resté constant. La cheville ouvrière de cette civilisation impériale est russe. La langue russe fut la langue de tout l’empire, et c’est bien la langue qui conditionne la pensée, qui donne les clés et archétypes qui constituent les codes et les sens culturels. L’architecture de l’État Byzantin et la foi orthodoxe constituent le terreau fertile de la culture du peuple russe et de la numinosité russe (…) Tant le Byzantisme que l’héritage de la Horde furent remaniés par le peuple russe dans un ton tout à fait propre, la pureté de la foi demeurant inaltérée.
Il convient d’accorder une particulière attention au changement dans le principe de la succession au pouvoir. Leontiev a écrit à ce propos : «A la place du dictateur byzantin, élu pour la vie, immuable, est arrivé chez nous le Grand Prince de Moscovie, dirigeant la Rus’ à la manière d’un patriarche et sur base de la succession héréditaire. Dans le Byzantisme règne une idée juridique abstraite : dans la Rus’, cette idée prit corps et sang en la lignée impériale, sacrée aux yeux du peuple. Ce sentiment de lignée monarchique, ce légitimisme grand-russe, s’appliqua d’abord à la maison des Rurikides, et ensuite à la maison des Romanov». Le monarchisme russe est sans aucun doute une construction unique, perpétuant la lignée des Katekhon. Néanmoins, elle ne correspond pas directement avec le principe byzantin de succession au trône. Mais surtout, dans le cadre de la monarchie héréditaire, le principe du Katekhon est plus vivement exprimé.
Tous les peuples de Russie-Eurasie ont contribué au développement de la culture de l’empire ; il s’agit de la «complexité florissante». C’est toutefois bien le peuple russe, de par son activité culturelle, politique, militaire et économique, qui s’avéra être la cheville ouvrière du développement Russie-Eurasie, dès l’époque de la Rus’ Moscovite. Et cette même culture russe relève d’une strate archaïque car elle était toujours vivante à l’époque du déclin soviétique, même si elle traversait une crise profonde. Le collectivisme paysan créa un type d’économie et de société très particulier dont le dernier écho fut une note dominante de la construction soviétique, en dépit de la tragédie que fut la situation des paysans sous les Soviets.
Après la perestroïka apparut une dominante culturelle de masse radicalement différente. Depuis lors retentit le leitmotiv obsessionnel de la culture occidentale de consommation. C’est ici que réside la clé concernant la profondeur du traumatisme de la société russe. Alexandre Douguine a qualifié ce phénomène d’archéomodernisme russe.
Revenons au Byzantisme. Quels sont les aspects du Byzantisme susceptibles de se projeter dans la situation contemporaine ? Du point de vue géopolitique, la Russie doit être un empire. L’État national est un ennemi du Byzantisme. Du point de vue culturel, nous nous référons aux valeurs conservatrices orthodoxes, à celle de la protection de la complexité florissante et des droits de toutes les confessions traditionnelles. Dans le domaine de l’esthétique, c’est dans l’architecture des églises que se manifeste le Byzantisme. Toutefois, nous constatons qu’aujourd’hui, le recours à ce style n’est pas de mise partout. Un trait important du Byzantisme réside dans une culture particulière de la pensée. Il s’agit de l’opposé intégral de ce qui se passe aujourd’hui. En ce sens nous traversons maintenant une profonde crise. L’intelligentsia russe a emprunté à l’Occident le cynisme, l’ironie, la méfiance et le dédain envers une orientation traditionnelle de la société.
Nous devons procéder à un retournement radical de la pensée formée à l’école de Descartes. Globalement, l’héritage de la Réforme est un produit de la décomposition de l’Occident et d’une profonde crise culturelle. Accepter un tel poison reviendrait à transfuser le sang d’un cadavre. Une révolution conservatrice de la pensée russe est nécessaire, et en bien des aspects, elle s’avère être un retour à la pensée du Moyen-âge ; ce qui ne signifie absolument pas renoncer aux sciences et aux techniques. Certaines voies de développement scientifique et techniques seront simplement fermées dans des zones tabou, dans lesquelles les scientifiques ne peuvent être compétents. A ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une dégradation vers une pensée moyenâgeuse, nous recommandons de lire des travaux d’Ivan le Terrible, ou encore de voir le film de B. Lizniov «Tsarskoe Delo» (Царское дело). La clarté et l’acuité de pensée demeurent surprenantes. Cette pensée s’avère plus indépendante, plus complète, plus hiérarchisée et logique que les convulsions hystériques de théoriciens occidentaux du genre de Popper et Hayek.
Nous avons besoin d’une pensée holistique.
La question clé du Byzantisme est celle de l’eschatologie. Aucune forme de millénarisme n’est admissible. L’apostasie est inévitable, tout comme la fin du monde. L’empire est l’arche susceptible de nous offrir dans les derniers temps la possibilité d’une théurgie et la possibilité du salut, personnel et commun. Toutefois, l’empire n’abolit pas la fin des temps, ni l’apostasie ; il les retarde. L’objectif principal de l’État consiste à retarder la désintégration, suspendre les tendances funestes, faire barrière au mal. Cette lutte totale russo-byzantine, sous quel régime politique sera-t-elle possible ? Pour la Russie ce régime pourrait être lié à la Quatrième Théorie Politique et sa forme russe : le Social-monarchisme. Nous avons évoqué cela dans notre article «Évolution contre Révolution : Aspects du Social-Monarchisme», où nous examinions les idées de A.G. Douguine et V.I.Karpets.
La lettre de mission métaphysique de ce Byzantisme qui nous est tellement nécessaire aujourd’hui est la suivante : créer un État formant une puissance multinationale, une arche salvatrice face à la menace croissante de pandémonium et de confusion babylonienne.