Vladimir Igorievitch Karpets, juriste, orthodoxe Vieux-Croyant, a écrit entre autres un ouvrage intitulé Социал-Монархизм (Le Social-Monarchisme), publié en 2014. La traduction ci-dessous en est un extrait dans lequel l’auteur évoque les éléments de l’histoire et de la civilisation russes qui prédestinent la Russie au système du Monarchisme social.. Nous avons déjà proposé des extraits traduits de ce livre ici. Aux lecteurs initiés à la langue russe, nous conseillons la lecture du blog de Vladimir Igorievitch.
Le type d’économie d’un pays doit correspondre à l’histoire de celui-ci, à sa culture à son «lieu de développement» (expression utilisée par les eurasistes). Et le système économique d’un État dans lequel il n’y a pas de capitalisme, mais où existe la propriété privée, doit porter un nom particulier. La question du socialisme et du capitalisme, qui surgit toujours dans ce contexte, ne doit pas être posée en termes de formations socio-économiques, mais en termes de civilisation. Et donc, non pas dans le sens où le capitalisme remplace le féodalisme et sera remplacé à son tour par le socialisme. Pas selon la vision de Marx. D’autant plus que celui-ci a indiqué que son schéma «fonctionne» seulement pour l’Europe et les États-Unis ; c’est pourquoi il a inventé le concept de «mode asiatique de production», qu’il appliqua également à la Russie.
On peut évoquer la différence fondamentale, selon Karl Schmitt, entre les systèmes économiques de «la Terre» et de «la Mer», et rappeler que le «principe de la Terre» correspond fortement à l’Orthodoxie, aux grandes orientations de l’Islam et du Bouddhisme, et du soi-disant «paganisme», forme dégradée du védisme ancien. Le «principe de la Mer» correspond au Judaïsme et au Christianisme occidental (On notera que le Catholicisme romain apparaît, dans cette classification, à une position plutôt médiane). Par rapport à la théorie de l’État et du Droit, cela correspond à une répartition des civilisations entre la «voie orientale» en matière de conception de l’État (primauté du pouvoir par rapport à la propriété, et par conséquent, primauté de l’État vis-à-vis du Droit) et la «voie occidentale» (Primauté de la propriété, et par conséquent, du Droit, par rapport au pouvoir, et donc position seconde de l’État). De ce point de vue, la rupture définitive du «paradigme millénaire russe» ne survint pas en 1917, mais en 1991, bien que février 1917 en fut évidemment un prologue. On peut même dire que les choses se sont produites progressivement. Au milieu du XVIIe siècle s’effondra l’intégrité de l’Orthodoxie Russe, en février 1917, l’autocratie et en août 1991, l’espace russe, les «nationaux-démocrates» contemporains et les soi-disant «régionalistes» voulant pousser cet effondrement jusqu’à ses ultimes limites. Un redressement ne pourra se produire qu’en tant que redressement de tout cela ensemble, et en tant que miracle de l’histoire, en tant qu’Ereignis russe (Ce qui amène à être proprement soi) au sens de la terminologie de Martin Heidegger.
Si malgré tout on utilise la dichotomie «socialisme/capitalisme», ce qui n’est absolument pas obligatoire, la civilisation russe correspond sans aucun doute au socialisme, mais pas seulement au socialisme soviétique; certains traits socialistes (avant tout, évidemment, la «commune») (Ndt. Parfois appelée «mir» et parfois encore «communauté rurale») sont inhérents à l’Empire de Russie et d’autant plus à l’Empire Moscovite.
(…) A strictement parler, la Russie ne connut jamais ni le féodalisme, dans son principe suzeraineté-vassalité, ni par conséquent le capitalisme qui lui succéda. L’économie russe fut toujours différente, du point de vue civilisationnel. Ceux qui veulent la qualifier de socialiste peuvent le faire tranquillement. Mais il ne s’agit évidemment pas de socialisme dans le sens de «formation économique et sociale», selon la terminologie marxiste, tout comme, d’ailleurs, le socialisme soviétique ne l’était pas non plus.
(…) L’idée vivante et fertile de la monarchie sociale (avec une large autonomie des zemstvo) à laquelle parvint la Russie à l’époque des Ivan, ne put se maintenir, avant tout à cause de son incurie en matière militaro-technique; elle demeure dans l’histoire pas tant en l’état de donnée, qu’en celui de fatalité. Le slogan «Le Tsar et les Soviets», proclamé dans les années ’30 par les «Mladorossi» était cohérent, et organique. Dans la mesure où la monarchie russienne s’était départie de sa nature qui dès l’origine transcendait classes et couches sociales et englobait le peuple tout entier, le capital financier mondialisé, dont l’unification se structura définitivement dès la première moitié du XIXe siècle, avec la formation d’un système bancaire couvrant le monde entier, d’une part s’employa à soumettre la dynastie des Romanov par le système des «mariages dynastes» (mais aussi avec les unions rattachant les Empereurs de Russie à la Maison de Hesse, soumise au clan Rotschild) et d’autre part constitua le «centre londonien» des mouvements révolutionnaires, actif aujourd’hui encore, et financé par les sources dont l’arme idéologique fut le socialisme révolutionnaire, de type narodnik dans un premier temps, et marxiste ensuite. La situation fut «solutionnée», si l’on peut ainsi s’exprimer, par la mort expiatoire en martyr de la famille impériale de Nicolas II dans les sous-sols d’Ipatiev en 1918. Toutefois, le socialisme en tant que tel s’avéra être une arme à double tranchant, ce qu’avait compris le grand penseur et visionnaire politique Konstantin Nikolaevitch Leontiev. Dès les années ’80 du XIXe siècle, il écrivait que «Si le socialisme a un avenir, non pas en tant que révolte nihiliste ou délire de rejet global, mais en tant qu’organisation légitime du travail et du capital, en tant que nouveau système corporatiste de soumission obligatoire au travail dans les sociétés humaines, personne sinon un pouvoir monarchique ne pourra créer ce nouveau système en Russie tout en s’abstenant de porter préjudice à l’Église et à la civilisation supérieure».
(…) K.N. Leontiev n’envisageait absolument pas le destin du socialisme en Russie de la même façon qu’Engels . «Le communisme – écrivait-il – dans ses aspirations impétueuses à un égalitarisme immuable (…) doit mener progressivement, d’une part, à la réduction de la mobilité du capital et de la propriété (appelons cela clairement, selon K. Schmitt, le «principe de la terre». NdA.), et d’autre part à une nouvelle inégalité juridique, de nouveaux privilèges, des limitations aux droits individuels, à des lois écrites avec précision». Et plus loin : «Il est possible de se dire que le socialisme, compris comme il se doit, n’est rien d’autre que le nouveau féodalisme d’un futur plus très lointain». Finalement Leontiev avait raison, mais en partie seulement.
Il est intéressant de constater que Leontiev envisageait le destin du socialisme de façon semblable à celui du christianisme. Dans l’action du Saint empereur Constantin, il voyait «l’enracinement» du christianisme et son passage au stade de la maturité de l’Orthodoxie.
(…)Il écrivait aussi : «Mon sentiment me prophétise qu’un tsar orthodoxe slave finira par prendre en main le mouvement socialiste (comme Constantin de Byzance prit en mains le mouvement religieux), et, avec la bénédiction de l’Église, instituera une forme socialiste de vie, à la place de la forme bourgeoise-libérale. Et ce nouveau socialisme sera une servitude forcée, sévère et triple : à la commune, à l’Église et au Tsar». La position de Leontiev est extrêmement précise : il oppose servitude avant tout à la mobilité du «nouveau nomadisme», le capitalisme.(…)
Quoiqu’il en soit des prophéties du «Leontiev tardif», une chose est évidente : la Russie est une civilisation autre que ce à quoi conduit l’opposition dichotomique entre capitalisme et socialisme, aux caractéristiques si différentes. Il est très clair que par «servitude forcée», il n’envisageait aucunement une mise sous dépendance des personnes, mais bien la restauration d’un asservissement de tous à l’égard de l’État, à commencer par le tsar lui-même, qui n’apparaît pas en qualité de «tyran» au sens aristotélicien du terme, mais comme premier serf d’une communauté serve. D’une certaine manière, on peut dire que Leontiev a prédit l’époque de Staline. L’idée de la construction du socialisme dans un seul pays, encerclé par un environnement capitaliste, se révéla soudain être une découverte d’ancien archétypes de l’État russes : la cité enclose et l’État-forteresse… (A suivre)
Traduit du russe.