Ce texte de Konstantin Leontiev fut initialement publié dans le numéro 10-12 du journal «Le Citoyen» («Гражданин»), à Saint-Pétersbourg en 1878. Il fut ensuite intégré à l’édition de «Byzantisme, Russie et Monde Slave» publié à Saint-Pétersbourg en 1885-1886. A notre connaissance, il n’avait à ce jour pas encore été traduit en français. Ceci constitue la seconde partie du texte original. La première partie se trouve ici.
Il me semble que tout un chacun doive comprendre que précisément au Bosphore s’avère nécessaire l’intervention d’une dextre puissante et d’un esprit impartial qui se place au-dessus des passions locales et étroitement patriotiques. L’influence russe ou le pouvoir russe exercé sur ce grand foyer crucial ne doit revêtir aucune couleur exclusive, ni slave du Sud, ni grecque. Le pouvoir russe ou l’influence russe doit dans ces pays adopter un caractère tout à fait œcuménique… Dans ce contexte, le Patriarcat de Tsargrad doit constituer pour l’influence réconciliatrice de la Russie le point d’appui moral le plus puissant et le plus stable. Il n’est pas ici fait allusion aux personnes qui ont occupé ces derniers temps ce trône grand et significatif de par la nature des lieux, ni à la nationalité de ces personnes, ni à leur comportement, mais bien à la nature du trône lui-même. La question ne porte pas sur les évêques, sur les personnes vivant dans «la crainte séculaire des Agaréniens». Les personnes changent ; la question porte sur l’antique institution sous l’emprise de laquelle se plaça et grandit notre Rus’ Moscovite, encore bien vivante de nos jours.
Les malheureux Bulgares opprimés ne rêvant que d’une chose, clamer au monde l’existence et les droits de leur peuple accablé, peuvent être excusés de ne voir naturellement dans le Patriarche de Tsargrad qu’un Vladika Grec.
La grande Russie a besoin d’autre chose, du vol de l’aigle. Pour la puissance russe, il est plus digne de s’humilier volontairement aux pieds de la puissance spirituelle dépourvue d’arme qu’est l’institution orthodoxe qui nous insuffla voici un millénaire l’esprit chrétien, que d’alimenter un antagonisme irascible et mesquin envers le peuple grec à l’effectif tellement réduit. Il n’est pas ici question de Grecs ou de Slaves ; ce serait faire preuve de myopie.
L’essentiel, je l’ai dit, est l’apaisement et le renforcement de l’Orthodoxie œcuménique.
Tsargrad est le centre naturel autour duquel doivent graviter toutes les nations chrétiennes qui tôt ou tard (peut-être même très bientôt) sont prédestinées à constituer une union orthodoxe orientale, avec la Russie à sa tête. Tsargrad ne doit à aucun moment devenir la capitale ni du Royaume Grec, ni du Royaume Bulgare et encore moins d’un autre État plus éloigné encore, mais bien la capitale de l’Union Orientale, et (seulement) en ce sens elle pourra à juste titre être qualifiée de ville libre et neutre.
Libre uniquement pour les membres de l’Union.
Car, à l’égard de notre patrie, de nos descendants et des Chrétiens pour lesquels nous combattons et sacrifions notre sang, quel droit aurions-nous d’admettre l’influence d’autrui, celle des soi-disant Européens, à égalité de droits avec la nôtre ?
Même sous les Turcs, qui constituaient tout de même dans ces pays une puissance sérieuse, les intrigues de ces étrangers ont souvent porté atteinte à nos intérêts sacrés, par exemple à la sérénité de l’Église, car la diplomatie occidentale a alternativement soutenu les Grecs et les Bulgares dans les débordements acharnés qui les opposèrent, tentant de les soustraire à notre influence conciliatrice.
Après de tels exemples, à quoi faudrait-il s’attendre si Constantinople devenait de façon absurde ville neutre et que toute la population si variée et à l’amour propre irascible de la Turquie chrétienne était abandonnée à ses passions mesquines, sans notre veto à la fois amical et paternellement terrible !… Seules une ignorance naïve des affaires et une hypocrisie criminelle dans ses objectifs souhaitent voir Tsargrad devenir ville libre et complètement inaccessible pour nous, même indirectement.
La Question d’Orient sera résolue, même au cas où cette fois encore, la Porte conserve la moindre ombre de pouvoir, à l’image du Grand Mogol dans les Indes Orientales… Server Pacha a raison lorsqu’il dit que maintenant, de toute façon, l’Empire Ottoman est mort. Mais qu’allons-nous parvenir à ériger sur ces ruines, sur ces résidus d’un effondrement presque inattendu ? Détruire la puissance ennemie, nous l’avons fait avec gloire, fortune et justice. Mais qu’avons-nous créé ? Voila une question effrayante…
Créer implique avant tout une solide discipline des intérêts et des passions. Le libéralisme et ses déclinaisons occidentales ne peuvent rien créer.
Quel instrument trouverons-nous en termes de discipline protectrice, fondatrice et unificatrice dans la poursuite de nos actions en Orient sinon l’Orthodoxie Œcuménique, de longue date salvatrice pour nous et pour tout le Monde Slave ? Nous devons sans tarder nous attacher rapidement à son renforcement et à de nouveaux moyens de le faire prospérer. Ce n’est pas la restauration des églises matérielles qui est importantes, mais bien l’affermissement de l’Église spirituelle, ébranlée par les derniers événements. Nous devons commencer par réconcilier Bulgares et Grecs.
Dans un premier temps, il est nécessaire de garder une partie des Bulgares dans le Patriarcat, en Thrace méridionale et en Macédoine Méridionale, et de placer le reste dans un exarchat. Et une partie des Grecs sous autorité bulgare, là où cela s’avère opportun.
Il faut amener le Patriarche à lever l’anathème envers les Bulgares, pour autant qu’il ait le droit de le faire sans convoquer le synode, et que les bulgares admettent qu’ils ont agit de manière non-canonique. Et ceci, ils doivent le reconnaître et s’en repentir.
Fondamentalement, tout ceci revient à une querelle à propos des frontières, rien de plus. Les Grecs ont moins cédé, les Bulgares voulaient plus. Franchement, les deux camps ne sont pas nets car ils ont tous deux souffert de ce phylétisme, que les Grecs ont anathémisé lors du tumultueux concile de l’année ’72. Les deux parties ont transformé la chose sacrée en une foi très personnelle, dans le cadre du petit jeu des ambitions nationales. De part et d’autre, les évêques ont eu la faiblesse d’oublier la paix de l’Église, se soumettant aux foules vociférantes, à la voix du sang, à la couardise de la diplomatie européenne et aux agissements des Turcs selon la maxime diviser pour régner…
Voilà de quoi se sont rendues coupables les hiérarques grecs et bulgares. Nous ne condamnerons toutefois pas sévèrement les évêques. Ce sont des hommes ; et peut-être que le jeu combiné des différentes influences précitées fut trop lourd pour pouvoir y résister et ne pas pécher contre l’Esprit Saint !
Et parmi les évêques grecs, on compte des gens merveilleux. Ici, on ne le sait sans doute pas, mais nous qui vivons en Orient, nous le savons. Et ce que chez nous on aime à répéter : «les Grecs sont bien doucereux, ces jours-ci», c’est tout simplement honteux, ce n’est pas très malin, c’est le moins que l’on puisse dire ! Qui n’est pas doucereux en politique ? Quelle nation, quel État ? En matière politique, chacun est forcé d’être, sinon grossièrement menteur (ceci non plus n’est pas toujours avantageux), du moins, sage comme le serpent…
Un État, une nation, ce ne sont pas des personnes ; en politique, ni l’État ni la nation n’a le droit de faire preuve d’abnégation. On ne peut bâtir un édifice politique ni sur l’eau courant des intérêts matériels, ni sur les sables mouvants d’un quelconque libéralisme sentimental et stupide… Cet édifice ne peut tenir solidement que sur les principes immatériels des croyances et des traditions éternelles.
En ce qui concerne la question ecclésiastique, Bulgares et Grecs furent dans une même mesure doucereux et de mauvaise foi. La différence réside en ce que du point de vue canonique, formel, dans le sens, justement, des principes immatériels de la tradition, les Grecs avaient raison.
On ne peut admettre une double hiérarchie dans les régions de population mixte, comme le voulaient à tout prix les Bulgares, ni encore une sécession volontaire, par la violence, comme ce fut le cas en ’72. Les Bulgares furent en fait plus trompeurs (ou plus intelligents) que les Grecs en cette affaire car le schisme était favorable à leurs objectifs purement nationalistes locaux. Ils fomentèrent le schisme à dessein, irritant les Grecs de main de maître et avec obstination, et ils obtinrent ce qu’ils cherchaient.
Les Grecs, mus par la colère et l’espoir se laissèrent tenter par l’aide des Anglais, imaginant que le Saint Synode de Russie avait commis une grossière erreur en prenant officiellement parti en faveur des Bulgares, s’exposant ainsi à l’accusation d’ignorance des règles apostoliques : «Il n’y aura pas deux évêques dans la ville», etc.
Je prétends que les Grecs ont commis une erreur politique. En excommuniant complètement les Bulgares, ils ont donné à ceux-ci la possibilité détendre plus librement qu’auparavant leur influence nationale jusqu’au dernier des villages macédoniens. Clairement et légalement, personne ne pouvait plus empêcher les Bulgares de se séparer des Grecs. Et les Turcs européanisés et progressistes versèrent de l’huile sur le feu, continuant leur jeu : «diviser pour régner».
Qui n’est pas rusé en affaires nationales ? Il faut être habile. Et notre bonne fortune russe requiert que notre intérêt national pratique et notre sagesse politique coïncident précisément avec ces principes immatériels, cette tradition sacrée dont j’ai parlé ci-avant.
Je le répète dès lors, il ne s’agit pas d’une affaire de Slaves et de Grecs… Il s’agit de l’Église Orthodoxe dont l’esprit fut notre bannière dans ce combat qui n’est pas encore achevé…
Si dans un quelconque Tibet ou un Bengale existaient des Mongols orthodoxes ou des Hindous orthodoxes emmenés par une hiérarchie ferme et intelligente, nous devrions préférer cette hiérarchie mongole ou hindoue à la totalité même des Slaves à l’intelligentsia libérale, à la Gambetta ou à la Thiers. Nous devrions les préférer, pour la discipline solide du noyau slave lui-même !
La puissance de la Russie est nécessaire à tout le Monde Slave, la forteresse de l’Orthodoxie est nécessaire à la Russie. Pour la forteresse Orthodoxie, des liens étroits entre la Russie et les Grecs sont nécessaires ; ils disposent des lieux saints et de quatre grands trônes patriarcaux…
Celui qui est slave, dans le sens large du terme, et non pas dans un sens quelconque de coin de Macédoine ou de Thrace, doit être du côté des Grecs dans la question de l’Église, même si ce n’est pas de bon gré, alors qu’il se sent fondé par l’une ou l’autre chronique ancienne.
Que ceux qui le veulent continuent à crier fastidieusement et superficiellement «Phanar ! Phanar ! Phanar !». Qu’ils clament donc les chagrins et offenses écrits sur les vieux parchemins !… Il faut croire en la Russie, en son destin et en ses chefs…
Traduit du Russe. Source.