Troisième texte de la série traduisant la conférence “La Ville est Tombée”, mais elle demeure en vie donnée à Patras en 2002 par Son Éminence le Métropolite Hiérotheos de Naupacte, à propos de la chute de Constantinople. Les précédents se trouvent ici.
Il existe un ouvrage brillant du byzantiniste Steven Runciman, intitulé La Chute de Constantinople, dans lequel on trouve nombre d’éléments essentiels permettant de comprendre à la fois les causes qui menèrent à la chute de la Reine des Villes, ainsi que les événements et faits qui précédèrent la chute et la suivirent. Nous allons examiner les plus importants d’entre eux afin de comprendre ces événements.
Deux causes principales conduisirent à la chute de Constantinople. La première réside en ce qui se produisit lors de la quatrième Croisade en 1204. Celle-ci détruisit et élimina l’Empire Romain d’Orient, qui avait fonctionné en tant qu’État supranational. Suite à la destruction de Constantinople par les Croisés d’Occident, les autorités politiques et ecclésiastiques s’en allèrent. La ville avait été pillée et jamais ne pu retrouver sa gloire passée. L’Empire Romain fut morcelé en fiefs distribués à différents suzerains francs. Parallèlement, on créa trois grands centres : l’Empire de Nicée, l’Empire de Trébizonde et le Despotat d’Épire. Plus d’un demi-siècle plus tard, lorsque Constantinople fut reconquise, l’Empire n’était plus ce qu’il fut auparavant; «il n’était plus la force dominante de l’Orient Chrétien». L’affaiblissement de l’Empire Romain après la quatrième croisade permit aux Seldjoukides d’étendre leur territoire. Lorsqu’en 1261 l’Empire fut reconquis, il connut de graves problèmes et dut faire face à d’importantes menaces, non seulement de la part de l’État Serbe, dans les Balkans, mais aussi de la part des Occidentaux.
L’historien anglais Arnold Toynbee affirme que la conquête de Constantinople par les Vénitiens et les Francs en 1204 et l’installation d’un empereur franc à Constantinople furent l’apogée des événements qui menèrent à l’effondrement du monde byzantin. En effet, en 1204 «ce fut la première fois que Constantinople tomba entre des mains ennemies depuis son inauguration en 33o ». C’est encore avec pertinence qu’il observe que «le choc de 1204 fut plus grand que celui de 1453 lorsque la ville tomba pour la seconde fois. Car alors le désastre avait un précédent et n’offrit pas d’effet de surprise. En 1453, Constantinople était déjà encerclée et assiégée depuis un siècle, au cours duquel le cercle s’était progressivement resserré».
La deuxième cause de la chute de Constantinople est liée à la première : il s’agissait de la haine des Francs envers l’Empire Romain. Cette haine se manifesta même lors du septième Concile Œcuménique, qui introduisit la vénération des icônes, et elle continua bien après. La politique franque était associée à une théologie opposée à celle de l’Orient orthodoxe. Le schisme entre les Eglises, qui fut en réalité la sécession de l’Ancienne Rome vis-à-vis de la Nouvelle Rome lorsque la première fut conquise par les Francs, élargit le fossé entre les deux portions de l’Empire Romain. Ce fossé ne permit pas l’aboutissement des efforts entrepris en faveur de l’union des Églises, que du contraire.
Il est significatif que les Orientaux, sous la pression de l’expansion ottomane, aient voulu réaliser l’union avec l’Église d’Occident, et ce, en dépit du désaccord de Saint Marc, Métropolite d’Éphèse, lors du Concile de Ferrare-Florence en 1438-1439. Toutefois, malgré l’union, les Occidentaux n’aidèrent pas Constantinople, et ils ne le pouvaient. Et il semble même que non seulement ils ne pouvaient pas aider Constantinople, mais ils ne le voulaient pas.
Steven Runciman cite de nombreux exemples de dirigeants ecclésiastiques et politiques occidentaux. Ces exemples montrent clairement que ces dirigeants n’avaient ni la capacité ni la volonté de fournir une aide financière et militaire. Suite à l’union, et malgré le refus de fournir une aide, des Vénitiens et des Génois vinrent spontanément d’Italie pour combattre les Ottomans. Finalement, Vénitiens et Génois participèrent à la résistance au siège, malgré de nombreuses dissensions les opposants les uns aux autres, les Génois se retirant d’ailleurs du combat à la dernière minute.
On notera qu’à la veille de la chute de Constantinople, coexistaient trois tendances exprimant les trois courants idéologiques différents qui s’étaient développés au cours des siècles dans l’Empire. On sait que le Concile de Ferrare-Florence a réuni la fine fleur de l’Orthodoxie Romaine de l’époque. Trois de ces participants représentaient chacun un des trois courants. L’un d’entre eux était Gennadios Scholarios, qui allait devenir, après la chute de Constantinople, le premier Patriarche de la Nation en esclavage. Gennadios vit que le plus grand danger venait de l’Occident, avec la corruption de la Foi Orthodoxe et l’inféodation de l’Église Orthodoxe au Pape. Bessarion, Évêque de Nicée, représentait un deuxième courant, considérant que l’union des Églises devait avoir lieu et ainsi l’Occident enverrait de l’aide afin de préserver la liberté de Constantinople. Le troisième courant était représenté par Georgios Gemistos Plithon. Celui-ci proposait la réorganisation de l’État sur base de la philosophie platonicienne et l’antique tradition grecque en général. Il avança de nombreuses suggestions en diverses matières, sociales, économiques et militaires, toutes moins applicables les unes que les autres. Il proposa même de nommer le Dieu des Chrétiens Zeus.
De ces trois courants, celui qui fut représenté par Gennadios Scholarios s’avéra être le plus réaliste. En effet, les vues de Georgios Gemistos Plithon étaient impossibles à mettre en œuvre, et celles de Bessarion, inapplicables. En outre, ce dernier, à la veille de la chute de Constantinople, en fait, à l’issue du Concile de Ferrare-Florence, quitta Constantinople et s’installa en Occident, rejoignant l’Église latine. Il devint cardinal et échoua de peu à remporter l’élection pontificale, mais malgré ses efforts, tout cela ne suffit pas à inciter les Occidentaux à envoyer rapidement de l’aide à Constantinople. L’aide minime qui parvint sur place ne changea rien. Bessarion s’efforçait de convaincre les papistes de sauvegarder l’indépendance de la Nation, d’inciter les dirigeants occidentaux à mettre en marche une croisade contre les Turcs. Le Congrès de Mantoue, en 1459 et l’Assemblée d’Ancône, en 1464, permirent de croire qu’une croisade pourrait être organisée, mais des dissensions entre dirigeants européens amenèrent ceux-ci à renâcler. En qualité d’envoyé du pape, Bessarion se rendit à Naples, à Venise, en Hongrie et en Allemagne, afin d’essayer d’unir les dirigeants politique dans une guerre sainte contre les Turcs. Il se rendit aussi en France, en 1472, malgré son âge avancé, mais le roi Louis XI ne manifesta aucune bonne volonté envers le projet. Bessarion quitta la France et se mit en route vers Rome, mais arrivé à Ravenne, il y décéda, le 18 novembre 1472, vingt ans après la chute de Constantinople, sans être parvenu à avoir réalisé quoique ce soit. Malgré qu’il fut reconnu comme un acteur majeur, malgré qu’il ait abandonné la Foi Orthodoxe et soit devenu papiste, vain fut son espoir d’obtenir une aide substantielle de l’Occident, qui aurait permis de secourir Constantinople et d’en expulser les Turcs.
Le groupe de Gennadios Scholarios avait une vue plus réaliste de la situation. Il croyait que Byzance, vestige d’une gloire passée, était condamnée, d’une façon ou d’une autre. L’effort devait donc être porté de manière à préserver l’unité de l’Église. En effet, l’altération de la foi et l’union avec l’Église d’Occident risquait de coûter au Patriarche Œcuménique les trois quarts de ses évêques. Steven Runciman s’interroge à ce propos : «L’intégrité grecque pouvait-elle être mieux préservée avec un peuple unis mais sous domination musulmane plutôt qu’en tant qu’élément accolé au flanc du monde occidental?» Et il ajoute : «La remarque attribuée à Loukas Notaras, dernier proto-Notarios de Byzance par ses ennemis, Mieux vaut le turban du Sultan que le chapeau de cardinal, n’était pas aussi scandaleuse qu’elle puisse paraître à première vue».
Le grand historien anglais Toynbee écrit qu’à la veille de la chute de Constantinople, le Grand Duc Notaras aurait proclamé : «Je préfèrerais voir au milieu de la ville un turban turc plutôt qu’une mitre latine». Mais Toynbee a intégré cela dans la vaste perspective de dédain des Constantinopolitains suscitée par l’agression commise par les Chrétiens d’Occident. Cette perspective était liée aux événements de la chute précédente de Constantinople et à son pillage par les Francs ainsi qu’à toutes les démarches offensantes du Pape visant à assimiler l’Église Orthodoxe. Toynbee écrit que les Grecs considéraient que «l’attaque triomphale de l’Occident» était incompréhensible. Il n’en allait pas de même de «l’attaque des Musulmans, voisins orientaux des Grecs, qui suscita auprès de ceux-ci un ressentiment moindre, les agressions latines ayant créé chez eux un tel choc… Les Grecs admettaient plus facilement la perspective d’être conquis par les Seldjoukides et les Ottomans, héritiers des Arabes que celle d’être dominés par des arrivistes Occidentaux».
Tel était le sentiment général des Romains. C’est la raison pour laquelle «la sœur de l’Empereur Michel VIII se serait exclamée en 1275», après les tentatives de soumettre l’Église Orthodoxe à la papauté, «Mieux vaut la destruction de l’empire de mon frère que celle de la pureté de la Foi Orthodoxe». Le sentiment général de l’époque était que l’État tomberait soit aux mains des Turcs, soit en celles des Francs. Comme l’écrivit Toynbee, «le Patriarche Michel III exprima la même préférence, lui qui exerça son ministère entre 1170 et 1178, c’est-à-dire un siècle avait que se pose la question du sauvetage grâce à une aide militaire occidentale mais au prix de la soumission de l’Empire Byzantin à la primauté ecclésiastique du Pape». Ainsi, dès le 12éme siècle prévalait le point de vue selon lequel la domination de la Romiosini par les Ottomans serait préférable à une domination par les Francs. Il s’agissait là d’une opinion générale associée aux attaques barbares de l’Occident contre l’Orient, et surtout celles des Francs contre les Romains.
Ce compromis historique, imposé par les circonstances et non recherché par les Romains, s’est vu entièrement justifié par l’histoire. Gennadios Scholarios devint le premier Patriarche de la Nation «car il comprit les intérêts de ses compatriotes mieux que ne le fit Bessarion». Lorsque Gennadios Scholarios prit la tête du Millet des Rum,
«l’intégrité de l’Église fut préservée, et avec elle, l’intégrité du peuple Grec».
Il est un fait, qu’à travers quatre siècles d’esclavage l’Église Orthodoxe, en son unité et sa théologie hésychaste, fut préservée par le peuple asservi, non seulement par sa Foi, mais aussi dans son hellénisme. Et c’est ce qui le prépara à la Révolution de 1821 pour l’indépendance, alors que la population Grecque-Orthodoxe de Basse-Italie, et particulièrement de Sicile, ce que l’on nommait la Grande-Grèce, perdit Orthodoxie et Hellénisme. Ainsi, au-delà des plaies de l’esclavage, les positions de Saint Marc d’Éphèse et de Gennadios Scholarios furent justifiées. (A Suivre)
Le texte original grec a été traduit avec l’appui de la traduction anglaise proposée sur l’excellent blogue Mystagogy.