Le Professeur Valentin Yourievitch Katasonov a consacré de nombreux textes à l’étude et la présentation de KAtasonovl’oeuvre de Konstantin Nikolaevitch Leontiev. Le 15 avril 2015, le site Ruskaia Narodnaia Linia a publié un texte du Professeur Katasonov sur la contribution de Konstantin N. Leontiev à la création d’une théorie russe de la civilisation. Voici la première partie de la traduction de ce texte.

«Civilisation» est un des termes-clés dans les lexiques de ceux qui étudient les sciences sociales : historiens, politiciens, philosophes, économistes. Chez nous, en Russie, il est parvenu à supplanter un concept tel que «formation socio-économique», catégorie-clé de la sociologie marxiste. Marx décrivait au moyen de cinq formations la diversité de la vie de la société tout au long du processus historique complexe : société primitive, système de l’esclavage, féodalisme, capitalisme et communisme (dans sa première phase, socialisme). La vision du monde en tant qu’ensemble de civilisation fournit un tableau beaucoup plus intéressant, vif et profond.

Une doctrine de la civilisation, priorité pour la Russie.

Dans les manuels contemporains de philosophie et de sociologie, la primauté dans la conception des doctrines de civilisation est le plus souvent octroyée à des étrangers: l’Allemand Oswald Spengler (1880-1936) et l’Anglais Arnold Toynbee (1889-1975). L’Allemand a exposé ses points de vue dans son œuvre «Le Déclin de l’Occident» (La première partie fut publiée en 1918 et la seconde en 1922). L’Anglais consacra les douze volumes de son «Étude de l’Histoire» (1934-1961) au thème des civilisations. Il est en outre parfois fait référence au sociologue contemporain Samuel Huntington qui a écrit et édité en 1996 son «Choc des Civilisations», minutieusement «démonté» dans le mode entier. Tous ces travaux furent écrits et édités au XXe siècle. Et pourtant, les fondements de la théorie des civilisations furent établis dès le XIXe siècle, non pas dans l’Allemagne savante, ni au milieu des brouillards de l’île d’Albion, mais chez nous, en Russie. Ces fondateurs sont N.Y. Danilevski et K.N. Leontiev. Malheureusement, nos manuels de philosophie, de sociologie et de sciences politiques oublient de mentionner ces penseurs russes, ou mentionnent leur noms bien en dessous d’Oswald Spengler et Arnold Toynbee. Comme on le dit, «nul n’est prophète en son pays». Il est surprenant de constater que toute une série d’idées de Danilevski et de Leontiev furent littéralement recopiées par leurs collègues européens, plusieurs décennies plus tard. De plus, la lecture et la compréhension de nos auteurs nous est plus aisée que celles des étrangers, avec leurs textes lourds et leur mentalité de protestants. V.V. Afanasiev, qui a consacré une monographie à Spengler conclut même que, compte tenu de la difficulté de la langue et de la terminologie, «la pleine compréhension des idées de Spengler nécessite de se familiariser avec le point de vue de Leontiev, dont la formulation se distingue par plus d’exactitude et de précision».

La doctrine des civilisations de Danilevski.

Dans la paire «Danilevski-Leontiev», il est incontestable que la priorité en matière d’élaboration Danilevskid’une théorie des civilisations revient à Nikolaï Yakovlevitch Danilevski (1822-1885) qui a exposé les idées fondamentales des types historico-culturels (c’est ainsi qu’il désignait les civilisations) dans son oeuvre remarquable: «La Russie et l’Europe» (1871). Examinons brièvement l’enseignement de Danilevski. Appréhendant l’humanité en tant qu’abstraction vide, il voit dans le type historico-culturel l’expression suprême et finale de l’unité sociale. A l’intérieur du cadre du type historico-culturel, il détermine quatre sphères fondamentales, ou sphères d’activités ; l’activité religieuse, l’activité culturelle à proprement dit (sciences, arts, industrie), l’activité politique et l’activité socio-économique. La langue est le principe qui se trouve à la source du type historico-culturel et qui l’affermit. Il s’indique de tenir compte du fait que Danilevski disposait d’une formation et d’une expérience professionnelle de biologiste, c’est pourquoi dans sa théorie des types historico-culturels, l’accent principal est placé sur les bases naturelle/géographique et ethnographique des civilisations. La représentation de la société proposée par Danilevski a les attributs de la sociologie naturaliste.
Danilevski énumère dix types déjà manifestés au cours de l’histoire. Ce sont les types égyptien, chinois, assyro-babylonien-phénicien (ou sémite ancien), indien, iranien, juif, grec, romain, sémite nouveau (ou arabe), et germano-roman (ou européen). Il considérait en outre que cette liste n’était pas exhaustive. Elle ne reprend pas les types qui ne sont pas parvenus à se développer et atteindre le stade de maturité. Il mentionne deux exemples de ces types (le mexicain et le péruvien), «morts d’une mort violente, et n’ayant pas réussi à mener leur développement à terme». Certains autres naquirent mais leur futur n’apparaît pas de manière distincte (c’est-à-dire qu’ils n’ont pas développé un aspect original, autonome). Il considère particulièrement comme tel le «Nouveau Monde» (l’Amérique du Nord).

Konstantin Leontiev, sociologue russe original.

Dans un grand nombre de ses publications, Konstantin Nikolaevitch Leontiev répète qu’il est disciple4421-1-big et continuateur de Danilevski. Non seulement Leontiev s’est parfaitement approprié la pensée de celui-ci, mais il a complété l’enseignement de son prédécesseur, tout en formulant même certaines remarques critiques à l’adresse de son maître à penser. Leontiev a encore renforcé la dimension naturaliste de la sociologie de Danilevski. Konstantin Nikolaevitch compare sans cesse la société à un organisme vivant. Et de façon bizarre, le naturalisme de Leontiev est marié à une approche esthétique dans l’évaluation de la société et de l’histoire. La beauté devient le critère d’évaluation principal et universel, appliqué tant au monde physique, qu’au monde organique et à celui de la société. L’évaluation morale elle-même (particulièrement lorsqu’elle concerne la société, l’État, la nation et l’humanité) occupe une place secondaire par rapport à l’évaluation esthétique. Avec le temps, son discours a évolué jusqu’à nier complètement la possibilité d’appliquer les concepts de «moral» et «amoral» aux phénomènes de la vie sociale que sont le gouvernement, la politique, et le pouvoir. Ainsi, Leontiev soutenait que le pouvoir peut être faible ou fort, mais ne peut être moral ou amoral.
Nonobstant un fondement esthétique très marqué chez Leontiev, ce penseur russe était un homme religieux et craignant Dieu. Dès lors il ne pouvait refuser de reconnaître que la norme, le dogme religieux est le critère suprême de tout acte humain. Mais, une fois encore, cette norme ne s’applique qu’à la personne. Son application à la société, à l’État ou à différents groupes sociaux est hasardeuse, sinon erronée. En un mot, c’est comme si Leontiev sortait Dieu et la religion hors du cadre de ses raisonnements mentaux. Et le Byzantinisme qu’il aimait, avec son Christianisme Oriental et l’autocratie, Leontiev les comprenait mieux du point de vue esthétique et politique. La beauté des offices de l’Église Orientale lui plaisait, ainsi que la puissance du pouvoir impérial. Sur base de ce qui vient d’être dit, on ne peut ranger Leontiev parmi les philosophes religieux russes. Et ce, malgré que Leontiev menait une vie personnelle intensément spirituelle et religieuse, éprouvant une sincère crainte de Dieu, et recevant à la fin de sa vie la tonsure monastique. Cette contradiction entre la religiosité personnelle de Leontiev et sa sociologie au fondement naturaliste prononcé saute aux yeux de quiconque se penche sur ses œuvres et sa vie. La philosophie naturaliste de Leontiev contraste de façon tranchée avec la sociologie des slavophiles et des philosophes religieux russes (qui placent Dieu au centre de la vie de la société). Il fut un penseur original, se tenant à l’écart des slavophiles, autant que des positivistes et matérialistes, des philosophes religieux et de tout autre camp ou école.

A suivre.

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