Le 15 avril 2015, le site Ruskaia Narodnaia Linia a publié un texte du Professeur Valentin YourievitchKAtasonovKatasonov sur la contribution de Konstantin N. Leontiev à la création d’une théorie russe de la civilisation. Voici la deuxième partie de la traduction de ce texte. La première se trouve ici.

La place de Dieu et de la religion dans la sociologie de K.Leontiev.

Toutefois, on peut en fait qualifier Leontiev de penseur religieux. Dieu est invisiblement présent dans toutes les constructions intellectuelles de Leontiev. Le schéma de réflexion de Konstantin Nikolaevitch est le suivant. La société ne peut exister sans un pouvoir d’État fort, sinon, elle verse inévitablement dans le chaos et l’anarchie. La condition d’existence d’un État fort est la disposition du peuple à se soumettre à celui-ci. Mais pas à n’importe lequel ; il doit être monarchique. On ne peut se soumettre à l’empereur autocrate (le monarque) et le servir que dans le cas où les gens le reconnaissent en tant que oint de Dieu. Et pour pouvoir reconnaître la nature divine du pouvoir de l’empereur et le servir, les gens doivent croire en Dieu. Et non seulement croire en Lui, mais Le craindre. Leontiev est très radical dans ses choix ; si le peuple ne craint pas Dieu, la société est condamnée à la désintégration, la révolution, le chaos et l’entropie. Le libéralisme est une forme, une manifestation, un signe de cette désintégration. Il est possible de remplacer, de compenser la perte de la crainte de Dieu partiellement et provisoirement par une crainte artificielle. Une dictature athée qui crée une telle crainte artificielle ne pourra exister longtemps. Ni le libéralisme ni la dictature ne sauvent la société. Que du contraire, ils précipitent sa chute. La perte de la crainte de Dieu rapproche inévitablement la fin de l’histoire humaine. Chez Leontiev, l’image collective de l’homme athée est «l’Européen moyen», une personnalité grise, matérialiste fini, bourgeois (si pas selon le statut social, du moins de par sa disposition d’esprit). Leontiev dépeint un exemple de personnalité grise dans l’une de ses œuvres principales, «L’Européen moyen : idéal et outil de destruction universelle» (1872-1884). Pour Leontiev, l’apocalypse décrite par Saint Jean le Théologien est chose évidente, ne requérant aucune sorte de preuve «scientifique».

Leontiev à propos des trois stades d’évolution de la civilisation.

Le principal complément apporté par Leontiev à la théorie de la civilisation de Danilevski est la théorie des trois stades d’évolution de la civilisation ; les étapes de la jeunesse, la maturité et la vieillesse.

Dans la terminologie propre à Leontiev, il s’agit de la simplicité première, la complication florissante, et l’extinction, qui conduit à la mort. Il appelait aussi ce dernier stade «stade secondaire de simplification du mélange». L’existence de toute civilisation est limitée par le temps. Selon Leontiev, la longévité maximale d’une civilisation est de 1000 à 1200 ans (de tout cela il a écrit, principalement, dans «Byzantinisme et Slavisme»).
Pour Leontiev, la civilisation germano-romane présente un intérêt particulier. C’est vers cette civilisation, qui constituait un étalon pour l’élite de Russie (l’aristocratie et l’intelligentsia), que celle-ci se tournait, afin de l’imiter. Leontiev montra de façon convaincante que cette civilisation, entra à la fin du 18e siècle (il tenait la révolution française de 1789 pour limite) dans le stade de dissolution, d’étouffement, de mort, de «simplification secondaire dans le mélange». Il s’agit en fait de la transition finale de l’Europe sur la voie du développement capitaliste. Voici l’extrait de son œuvre «Byzantinisme et Slavisme» (1875) dans lequel il dévoile sa théorie des trois étapes : «Ainsi toute l’Europe depuis le XVIIIe siècle se nivelle progressivement, se mélange secondairement. Elle était simple et mélangée au Ixe siècle. Elle a vécu 1000 ans ! Elle ne veut plus de la morphologie ! Elle aspire par le moyen de ce mélange à l’idéal de simplicité uniforme et,avant de l’avoir atteint, elle devra tomber et laisser la place à d’autres. Les embryons celto-romains, celto-germains, romano-germains, qui se ressemblaient beaucoup au début, étaient devenus depuis longtemps des organismes différents et développés et ils rêvent maintenant de devenir à nouveau des squelettes identiques. Le chêne, le pin, le pommier et le peuplier sont mécontents de leurs différences qui apparurent à leur période de complication florissante et qui donnèrent tant de diversité au niveau général du somptueux jardin occidental ! Ils pleurent de conserve sur ce qu’il leur reste encore une écorce pour les soutenir, quelques vestiges de feuilles qui les gênent et des fleurs empoisonnées ; ils ont soif de fusionner en un arbre simplifié et mélangé, de moyennes proportions… Partout les mêmes constitutions plus ou moins démocratisées. Partout le rationalisme allemand, la pseudo-liberté britannique, l’égalité française, le relâchement italien ou le fanatisme espagnol au service de ce même relâchement… partout des croyances aveugles au bonheur terrestre et à la pleine égalité sur terre ! Partout un aveuglement fataliste, incompréhensible! Partout la science réelle et partout une foi a-scientifique dans le progrès humaniste, égalitaire… La complexité des machines, de l’administration, des procédures judiciaires, la complexité des besoins dans les grandes villes, la complexité des forces et l’influence du monde de la presse, la complexité des méthodes de la science, tout cela est une réfutation de mes idées. Mais ce ne sont que les outils du mélange, c’est une cohue géante qui pousse tous et tout dans le portier d’une vulgarité pseudo-humaine, c’est un processus algébrique compliqué qui aspire à réduire tous et tout à un seul dénominateur commun.Les moyens d’action du processus égalitaire sont complexes, mais l’objectif est grossier, simple par la pensée, l’idéal, l’influence. L’objectif ultime, c’est l’homme moyen, un bourgeois tranquille au milieu de millions d’hommes tout aussi moyens, tout aussi morts ».

K. Leontiev et O. Spengler

La moitié de ce qu’écrivit Leontiev pendant les vingt dernières années de sa vie est fut consacré au thème que l’on pourrait quasiment nommer «Le déclin de l’Europe». C’est précisément sous ce titre (Der Untergang des Abendlandes) que fut publié le livre d’Oswald Spengler un demi siècle après la première publication des travaux de Leontiev sur la crise de la civilisation européenne. La première partie de l’œuvre de Spengler fut éditée en 1918, et la seconde en 1922. Leontiev exposa pour la première fois sa vision de l’histoire universelle, de l’Europe et de la Russie dans l’article «Instruction et Caractère communautaire» («Грамотность и народность») , qui fut publié en 1870.  Si nous avons fait mention de Spengler, c’est qu’il existe des raisons de présumer que l’Allemand écrivit son livre célèbre alors qu’il était familiarisé avec les idées de Konstantin Nikolaevitch. Nicolas Berdiaev a communiqué fréquemment avec Spengler entre 1921 et 1926. Les travaux de Leontiev constituaient une sphère d’intérêt commun pour ces deux interlocuteurs. L’article « K.N. Leontiev et O. Spengler » de M.A. Emelianov Loukiantchikov nous en apprend plus à ce sujet.

K. Leontiev à propos du Byzantinisme en tant que Civilisation.

Certains éléments de la doctrine de Danilevski subissent la critique de la part de Leontiev. A la différence de Danilevski, Leontiev est particulièrement pénétré des idéaux de l’eschatologie chrétienne (l’enseignement sur la fin de la vie terrestre) et voyait dans le monde de nombreux signes des « derniers jours» (L’Apocalypse). Il en déduisait qu’il ne naîtrait plus de nouvelles civilisations. Il est vain, l’espoir de voir l’humanité passer du frêle esquif de la civilisation européenne à l’embarcation que constituerait une nouvelle civilisation «jeune».4421-1-big
Leontiev supplée ainsi à l’espace blanc laissé à ce sujet dans «La Russie et l’Europe», de même qu’à l’indécision qui y prédomine quant au statut de la Russie en tant que civilisation. Il ne lui est pas possible d’inscrire la Russie au sein de l’une des dix civilisations dénombrées par Danilevski. Il ne fait pour lui aucun doute que la Russie n’appartienne pas à la civilisation européenne (germano-romane). Leontiev pense que la Russie est la continuatrice de cette civilisation que Danilevski a sorti de son champ de vision et qui pourrait s’appeler « la civilisation Byzantine ». Ainsi, la liste des civilisations passe de dix à onze. La Russie est l’héritière de Byzance en ce qu’elle est porteuse du Christianisme Oriental (l’Orthodoxie) et d’une forme particulière de la monarchie, l’autocratie.
Le concept de Byzantinisme fut largement utilisé en littérature, grâce à Leontiev. Conformément à son acception contemporaine, le Byzantinisme représente une forme particulière de relation entre l’Église et l’État, dans le cadre desquelles l’une et l’autre n’entrent pas en contradiction mutuelle, mais se complètent et s’entraident. Elles évoluent en accord (harmonie) et en coopérant (synergie). En outre, la liberté et l’autonomie de l’Église et de l’État dans leurs domaines respectifs ne sont en rien affectées par cette relation. Certains auteurs soulignent que le Byzantinisme ne serait que le nouveau nom de ce qui fut désigné au cours des siècles par l’expression de «symphonie» des pouvoirs religieux et laïc. Tout écart par rapport à la «symphonie», d’une part (le monarque dominant l’Église) ou de l’autre (l’Église domine le monarque) conduisait à la dégradation de la société. L’Église, en accord avec l’État, oriente et dirige la vie sociale selon les voies qui plaisent à Dieu. Selon cette conception, l’Église et l’État sont deux manifestations différentes d’un seul et même tout organique.

Leontiev souligne que l’idée de «symphonie» de l’État et de l’Église » est issue de la création de l’Empire Byzantin par Constantin le Grand (285-337)

Par ailleurs certains historiens, théologiens et juristes avancent que le principe de «symphonie» se vit concrètement mis en œuvre dans la doctrine socio-politique de l’empereur Justinien Ier (482-565). Justinien considérait que l’État devait s’appuyer sur de solides fondements juridiques. Sur ses instructions, les juristes accomplirent un travail impressionnant. Ils compilèrent et systématisèrent tout l’héritage juridique de l’ancien empire romain. Le résultat de leur travail fut concrétisé dans le Code Justinien, reconnu de nos jours encore comme une œuvre classique dans le domaine du droit, véritable monument d’une civilisation. Les futurs juristes étudient le droit romain de nos jours encore à l’aide de ce Code. Justinien affermit un système particulier de relations entre État et Église. Son originalité consistait en ce qu’il autorisait l’empereur à  cumuler les fonctions d’autorité laïque et religieuse. Il était la personnification de la plénitude des pouvoirs laïc et spirituel. Vladislav Batchinine, spécialiste contemporain du Byzantinisme et de Byzance, rappelle qu’en l’occurrence, on utilisait le concept de césaropapisme. Mais le césaropapisme de Justinien n’était ni sévère ni universel. L’empereur reconnaissait au pape de Rome et au patriarche de Constantinople le droit de remplir leurs obligations en qualité d’autorités ecclésiastiques. Toutefois, lorsque les circonstances le nécessitaient, Justinien s’immisçait dans la vie de l’Église de manière décidée. Ultérieurement, le principe de césaropapisme se transforma en principe de «symphonie». Cela se produisit précisément au IXe siècle, sous l’autorité du patriarche Photios.
A cette époque, ce principe fut, par exemple, introduit par l’empereur macédonien Basile Ier dans son «Epanagoge», code original réglant les relations entre l’Église et l’État. Ce code demeura en vigueur jusqu’à la chute de l’Empire Byzantin. Dans les traités religieux et philosophiques, l’Église et l’État coexistant en symphonie, sont pareils à l’unité humaine composée de l’âme et du corps ; chaque nature correspond au pouvoir qui la gouverne : l’empereur, le corps, et le patriarche, l’âme. Il s’agissait de l’affirmation du mystère représenté par une unité constituée de deux natures, tant chez l’homme, qu’au niveau du pouvoir, entre l’Église et l’État.
A la chute de Byzance, la Russie se présenta comme son héritière. On proclama que «la Russie est la Troisième Rome». Les idées et les sentiments liés à Byzance unissaient et rassemblaient les russes dans la lutte contre les étrangers venus à plusieurs reprises envahir la terre de Russie. Les Tatars, les Mongols, les Polonais, les Suédois, les Turcs et les Français firent tour à tour, à leurs dépends, l’expérience de la puissance des Russes. Sous la bannière du Byzantinisme, la Russie «fut capable de résister à l’assaut de toutes les nations d’Europe» («Écrits d’un Ermite», œuvre de Leontiev). La puissance du Byzantinisme était ressentie partout : sous son influence la Russie devint forte, «grandit et se multiplia», et en outre, «sa vie se diversifia et se développa». Selon l’avis de la majorité des historiens et des théologiens, l’expérience de la réalisation concrète de la symphonie prit fin en Orient au début du XVe siècle, et en Russie, avec les réformes de Pierre Ier, qui menèrent à la suppression du patriarcat.
K.Leontiev se tourmentait, du fait qu’en Russie, même la classe éduquée avait une conception très floue de Byzance : pour beaucoup, elle représentait quelque chose «de sec et ennuyeux», «et même «pitoyable et vil». Konstantin Nikolaevitch se plaignait de ne plus trouver personne qui, possédant un talent artistique, aurait consacré celui-ci à dépeindre Byzance, permettant ainsi de dissiper «les idées les plus fausses» et «absurdes» à son propos. Le public aurait pu apprendre « combien le Byzantinisme était sincère, chaud, héroïque et poétique». A la fin du 19e et au début du 20e siècle, en Russie, les intellectuels libéraux aiment discourir au sujet du Byzantinisme, mais en tant que phénomène historique relevant du passé. Dans ses travaux, Leontiev parle du Byzantinisme du futur. N.M. Severikova, auteur d’un article intéressant à propos de Leontiev, écrit au sujet de ce Byzantinisme du futur : «…Au cours du millénaire écoulé, la vie de l’humanité s’est modifiée jusqu’à devenir méconnaissable : non seulement les conditions d’existence de la société ainsi que la base de son développement ont changé, mais il s’est produit une transformation des idées et des principes qui déterminent les rapports de l’homme au monde, les normes de son comportement, les objectifs, les moyens et les résultats espérés de toute activité humaine. Les idées du Byzantinisme tel que l’interprète K. Leontiev ont acquis un contenu différent : elles donnent une impulsion le rendant pertinent dans le cadre de la réflexion sur le présent de la Russie et les perspectives du futur développement de celle-ci, et de son rôle messianique dans l’unification des peuples orthodoxes. C’est précisément l’unité de ces derniers qui doit devenir le gage de l’affermissement de l’idée d’un «lendemain» byzantin, ou comme l’exprime K.N. Leontiev dans sa pensée, l’idée du «Byzantinisme du futur». A suivre.

N.d.T. : La traduction de l’extrait de « Byzantinisme et Slavisme », ainsi que celle des concepts des trois stades d’évolution de la civilisation sont tirées de :  Konstantin N. Léontiev, «Écrits essentiels» Éditions l’Age d’Homme, Lausanne, 2003

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